Images de page
PDF
ePub

vont s'ouvrir tout à coup pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l'autre monde? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte; tout est dit. Maintenant vos volontés seront scru puleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie, Le cercle de vos jours, figuré par cette Peau, se resser rera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu'au plus exorbitant. Le bramine auquel je dois ce talisman m'a jadis expliqué qu'il s'opé rerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur. Votre premier désir est vulgaire,\ je pourrais le réaliser; mais j'en laisse le soin aux événe ments de votre nouvelle existence. Après tout, vous vouliez mourir? eh bien, votre suicide n'est que retardé.

L'inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier vieillard dont l'intention demiphilanthropique lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s'écria : - Je verrai bien, monsieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais, si vous ne vous moquez pas d'un malheureux, je désire, pour me venger d'un si fatal service, que vous tombiez amoureux d'une danseuse? Vous comprendrez alors le bonheur d'une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés.

Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa te vieillard, traversa les salles et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut vainement l'éclairer; il courait avec la prestesse d'un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte de délire, il ne s'aperçut même pas de l'incroyable ductilité de la Peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques et put entrer

dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s'élançant de la porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus, bras dessous.

[blocks in formation]

Ces trois phrases amicales succédèrent à l'injure aussitôt que la clarté d'un réverbère balancé par le vent frappa les visages de ce groupe étonné.

Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme qu'il avait failli renverser, tu vas venir avec nous.

De quoi s'agit-il donc?

Avance toujours, je te conterai l'affaire en mar

chant.

De force ou de bonne volonté, Raphaël fut entouré de ses amis, qui, l'ayant enchaîné par les bras dans leur joyeuse bande, l'entraînèrent vers le pont des Arts.

Mon cher, dit l'orateur en continuant, nous sommes à ta poursuite depuis une semaine environ. A ton respectable hôtel Saint-Quentin, dont par parenthèse l'enseigne inamovible offre des lettres toujours alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau, ta Léonarde nous a dit que tu étais parti pour la campagne. Cependant nous n'avions certe pas l'air de gens d'argent, huissiers, créanciers, gardes de commerce, etc. N'importe! Rastignac t'avait aperçu la veille aux Bouffons, nous avions repris courage, et nous avons mis de l'amour-propre à découvrir si tu te perchais sur

les arbres des Champs-Élysées, si tu allais coucher pour deux sous dans ces maisons philanthropiques où les mandiants dorment appuyés sur des cordes tendues, ou si, plus heureux, ton bivouac n'était pas établi dans quelque boudoir. Nous ne t'avons rencontré nulle part, ni sur les écrous de Sainte-Pélagie, ni sur ceux de la Force! Les ministères, l'Opéra, les maisons conventuelles, cafés, bibliothèques, listes de préfets, bureaux de journalistes, restaurants, foyers de théâtres, bref, tout ce qu'il y a dans Paris de bons et de mauvais lieux ayant été savamment explarés, nous gémissions sur la perte d'un homme doué d'assez de génie pour se faire également chercher à la cour et dans les prisons. Nous parlions de te canoniser comme un héros de Juillet ! et, ma parole d'honneur, nous le regrettions.

En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le pont des Arts, d'où, sans les écouter, il regardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris. Au-dessus de ce fleuve, dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions du vieillard étaient accomplies, l'heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée.

Et nous te regrettions vraiment ! dit son ami poursuivant toujours sa thèse. Il s'agit d'une combinaison dans laquelle nous te comprenions en ta qualité d'homme supérieur, c'est-à-dire d'homme qui sait se mettre audessus de tout. L'escamotage de la muscade constitutionnelle sous le gobelet royal se fait aujourd'hui, mon cher, plus gravement que jamais. L'infâme Monarchie renver sée par l'héroïsme populaire était une femme de mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire et banqueter; mais la Patrie est une épouse acariâtre et vertueuse, il nous faut accepter, bon gré mal gré, ses caresses compassées. Or donc, le pouvoir s'est transportè, comme tu

sais, des Tuileries chez les journalistes, de même que le budget a changé de quartier, en passant du faubourg Saint-Germain à la Chaussée-d'Antin. Mais voici ce que tu ne sais peut-être pas! Le gouvernement, c'est-à-dire l'aristocratie de banquiers et d'avocats, qui font aujourd'hui de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité de mystifier le bon peuple de France avec des mots nouveaux et de vieilles idées, à l'instar des philosophes de toutes les écoles et des hommes forts de tous les temps. Il s'agit donc de nous inculquer une opinion royalement nationale, en nous prouvant qu'il est bien plus heureux de payer douze cent millions trente-trois centimes à la patrio représentée par messieurs tels et tels, que onze cent millions neuf centimes à un roi qui disait moi au lieu de dire nous. En un mot, un journal armé de deux ou trois cent bons mille francs vient d'être fondé dans le but de faire une opposition qui contente les mécontents, sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen. Or, comme nous nous moquons de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l'incrédulité; que pour nous la patrie est une capitale où les idées s'échangent et se vendent à tant la ligne, où tous les jours amènent de succulents diners, de nombreux spectacles; où fourmillent de licencieuses prostituées, où les soupers ne finissent que le lendemain, où les amours vont à l'heure comme les citadines ; que Paris sera toujours la plus adorable de toutes les patries! la patrie de la joie, de la liberté, de l'esprit, des jolies femmes, des mauvais sujet du bon vin, et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir, puisque l'on est près de ceux qui le tiennent... Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès, avons entrepris de badigeonner l'esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer de nouvelles planches

à la baraque gouvernementale, de médicamenter les doctrinaires, de recuire les vieux républicains, de réchampir les bonapartistes et de ravitailler le centre, pourvu qu'il nous soit permis de rire in petto des rois et des peuples, de ne pas être le soir de notre opinion du matin, et de passer une joyeuse vie à la Panurge ou more orientali, couchés sur de moelleux coussins. Nous te destinions les rênes de cet empire macaronique et burlesque; ainsi nous t'emmenons de ce pas au diner donné par le fondateur dudit journal, un banquier retiré qui, ne sachant que faire de son or, veut le changer en esprit. Tu y seras accueilli comme un frère, nous t'y saluerons roi de ces esprits frondeurs que rien n'épouvante, dont la perspicacité découvre les intentions de l'Autriche, de l'Angleterre ou de la Russie, avant que la Russie, l'Angleterre ou l'Autriche aient des intentions! Oui, nous t'instituerons le souverain de ces puissances intelligentes qui fournissent au monde les Mirabeau, les Talleyrand, les Pitt, les Metternich, enfin tous ces hardis Crispin qui jouent entre eux les destinées d'un empire comme les hommes vulgaires jouent leur kirschen-wasser au domino. Nous l'avons donné pour le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps à corps la Débauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les esprits forts; nous avons même affirmé qu'il ne t'a pas encore vaincu. J'espère que tu ne feras pas mentir nos éloges. Taillefer, notre amphitryon, nous a promis de surpasser les étroites saturnales de nos petits Lucullus modernes. Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans les petitesses, de l'élégance et de la grâce dans le vice. Entends-tu, Raphaël? lui demanda f'orateur en s'interrompant.

Oui, répondit le jeune homme, moins étonné de l'accomplissement de ses souhaits que surpris de la ma

« PrécédentContinuer »