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tant dans la Seine? étais-tu jaloux de la machine bydrau lique du pont Notre-Dame.

Ah! si tu connaissais ma vie.

- Ah! s'écria Émile, je ne te croyais pas si vulgaire; la phrase est usée. Ne sais-tu pas que nous avons tous la prétention de souffrir beaucoup plus que les autres?

Ah! s'écria Raphaël?

Mais, tu es bouffon avec ton ah! Voyons? une maladie d'âme ou de corps t'oblige-t-elle de ramener tous les matins, par une contraction de tes muscles, les chevaux qui, le soir, doivent t'écarteler, comme jadis le fit Damiens? As-tu mangé ton chien tout cru, sans sel, dans ta mansarde? Tes enfants t'ont-ils jamais dit: J'ai faim? As-tu vendu les cheveux de la maîtresse pour aller au jeu? Es-tu jamais allé payer à un faux domicile une fausse lettre de change, tirée sur un faux oncle, avec la crainte d'arriver trop tard? Voyons, j'écoute. Si tu te jetais à l'eau pour une femme, pour un protêt, ou par ennui, je te renie. Confesse-toi, ne mens pas; je ne te demande point de mémoires historiques. Surtout, sois aussi bref que ton ivresse te le permettra; je suis exigeant comme un lecteur, et près de dormir comme une femme qui lit ses vêpres.

Pauvre sot! dit Raphaël. Depuis quand les douleurs ne sont-elles plus en raison de la sensibilité? Lorsque nous arriverons au degré de science qui nous permettra de faire une histoire naturelle des cœurs, de les nommer, de les classer en genres, en sous-genres, en familles, en crustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques, en... que sais-je? alors, mon bon ami, ce sera chose prouvée qu'il en existe de tendres, de délicats, comme des fleurs, et qui doivent se briser comme elles par de légers froissements auxquels certains cœurs minéraux ne sont même pas sensibles.

-Oh! de grâce, épargne-moi ta préface, dit Emile d'un air moitié riant, moitié piteux, en prenant la main de Raphaël.

LA FENNE SANS CŒUR

Après être resté silencieux pendant un moment, Raphaël dit en laissant échapper un geste d'insouciance :

Je ne sais en vérité s'il ne faut pas attribuer aux fumées du vin et du punch l'espèce de lucidité qui me permet d'embrasser en cet instant toute ma vie comme un même tableau, où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes sont fidèlement rendues. Ce jeu poétique de mon imagination ne m'étonnerait pas, s'il n'était accompagné d'une sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes joies passées. Vue à distance, ma vie est comme rétrécie par un phénomène moral. Cette longue et lente douleur qui a duré dix ans peut aujourd'hui se reproduire par quelques phrases dans lesquelles la douleur ne sera plus qu'une pensée, et le plaisir une réflexion philosophique. Je juge au lieu de sentir...

Tu es ennuyeux comme un amendement qui se développe, s'écria Émile.

- C'est possible, reprit Raphaël sans murmurer. Aussi, pour ne pas abuser de tes oreilles, te ferai-je grâce des dix-sept premières années de ma vie. Jusque-là j'ai vécu comme toi, comme mille autres, de cette vie de collége ou de lycée, dont les malheurs fictifs et les joies réelles

font les délices de notre souvenir; de cette vie à laquelle notre gastronomie blasée redemande les légumes du vendredi, tant que nous ne les avons pas goûtés de noureau; belle vie dont les travaux nous semblent méprisables et qui cependant nous ont appris le travail...

- Arrive au drame, dit Emile d'un air moitié comique et moitié plaintif.

Quand je sortis du collége, reprit Raphaël en réclamant par un geste le droit de continuer, mon père m'astreignit à une discipline sévère, il me logea dans une chambre contiguë à son cabinet; je me couchais dès neuf heures du soir et me levais à cinq heures du matin; il voulait que je fissc mon Droit en conscience; j'allais en même temps à l'École et chez un avoué; mais les lois du temps et de l'espace étaient si sévèrement appliquées à mes courses, à mes travaux, et mon père me demandait en dînant un compte si rigoureux de...

Qu'est-ce que cela me fait? dit Émile.

-Eh! que le diable t'emporte, répondit Raphaël. Comment pourras-tu concevoir mes sentiments si je ne te raconte les faits imperceptibles qui influèrent sur mon âme, la façonnèrent à la crainte et me laissèrent longtemps dans la naïveté primitive du jeune homme? Ainsi, jusqu'à vingt et un ans, j'ai été courbé sous un despotisme aussi froid que celui d'une règle monacale. Pour te révéler les tristesses de ma vie, il suffira peut-être de te dépeindre mon père: un grand homme sec et mince, le visago en lame de couteau, le teint pâle, à parole brève, taquin comme une vieille fille, méticuleux comme un chef de bureau. Sa paternité planait au-dessus de mes lutines et joyeuses pensées, et les enfermait comme sous un dôme de plomb; si je voulais lui manifester un sentiment doux et tendre,

il me recevait en enfant qui va dire une sottise ; je le redoutais bien plus que nous ne craignions naguère nos maîtres d'étude, j'avais toujours huit ans pour lui. Je crois encore le voir devant moi. Dans & redingote narron, où il se tenait droit comme un cierge pascal, l avait l'air d'un hareng saur enveloppé dans la couverture rougeâtre d'un pamphlet. Cependant j'aimais mon père, au fond il était juste. Peut-être ne haissons-nous pas la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère, par des mœurs pures, et qu'elle est adroitement entremêléo de bonté. Si mon père ne me quitta jamais, si jusqu'à l'âge de vingt ans, il ne laissa pas dix francs à ma disposition, dix coquins, dix libertins de francs, trésor immense dont la possession vainement enviée me faisait rêver d'ineffables délices, il cherchait du moins à me procure quelques distractions. Après m'avoir promis un plaisir pendant des mois entiers, il me conduisait aux Bouffons, à un concert, à un bal, où j'espérais rencontrer une maîtresse. Une maîtresse ! c'était pour moi l'indépendance. Mais honteux et timide, ne sachant point l'idiome des salons et n'y connaissant personne, j'en revenais le cœur toujours aussi neuf et tout aussi gonflé de désirs. Puis le lendemain, bridé comme un cheval d'escadron par mon père, dès le matin je retournais chez un avoué, au Droit, au Palais. Vouloir m'écarter de la route uniforme que mon père m'avait tracée, c'eût été m'exposer à sa colère ; il m'avait menacé de m'embarquer à ma première faute, en qualité de mousse, pour les Antilles. Aussi me prenait-il un horrible frisson quand pai asard j'osais m'aventurer, pendant une heure ou deux, dans quelque partie de plaisir. Figure-toi l'imagination la plus vagabonde, le cœur le plus amoureux, l'âme la plus tendre, l'esprit le plus poétique, sans cesse en présence de l'homme to

plus cailloutǝux, le plus atrabilaire, le plus froid du monde; enfin marie une jeune fille à un squelette, et tu comprendras l'existence dont les scènes curieuses ne peuvent que t'être racontées: projets de fuite évanouis à l'aspect de mon père, désespoirs calmés par le sommeil, désirs comprimés, sombres mélancolies dissipées par la musique. J'exhalais mon malheur en mélodies. Beethoven ou Mozart furent souvent mes discrets confidents. Aujourd'hui je souris en me souvenant de tous les préjugés qui troublaient ma conscience à cette époque d'innocence et de vertu : si j'avais mis le pied chez un restaurateur, je me serais cru ruiné; mon imagination me faisait considérer un café comme un lieu de débauche, où les hommes se perdaient d'honneur et engageaient leur fortune; quant à risquer de l'argent au jeu, il aurait fallu en avoir. Oh! quand je devrais t'endormir, je veux te raconter l'une des plus terribles joies de ma vie, une de ces joies armées de griffes et qui s'enfoncent dans notre cœur comme un fer chaud sur l'épaule d'un forçat. J'étais au bal chez le duc de Navarreins, cousin de mon père. Mais pour que tu puisses parfaitement comprendre ma position, apprends que j'avais un habit râpé, des souliers mal faits, une cravate de cocher et des gants déjà portés. Je me mis dans un coin afin de pouvoir tout à mon aise prendre des glaces et contempler les jolies femmes. Mon père m'aperçut. Par une raison que je n'ai jamais devinée, tant cet acte de confiance m'abasourdit, il me donna sa bourse et ses clefs à garder. A dix pas de moi quelques hommes jouaient. J'entendais frétiller l'or. J'avais vingt ans, je souhaitais passer une journée entière plongé dans les crimes de mon âge. C'était un libertinage d'esprit dont l'analogue ne se trouverait ni dans les caprices de courtisane, ni dans les songes des jeunes filles. Depuis un

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