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DQ1821

1863
v.l

AVERTISSEMENT.

Quelques explications sur l'économie et l'ordonnance de cette nouvelle édition de Molière sont indispensables. Voici comment a été entendu et distribué notre travail.

Une étude d'ensemble sur la vie et sur les ouvrages de Molière est placée en tête du premier volume. Elle commence par tracer la généalogie de Molière et préparer son entrée en scène, c'est-àdire qu'elle fait connoître ses plus illustres devanciers qui furent d'abord ses maîtres, et qu'elle retrace les destinées de l'art de la comédie en France jusqu'au moment où il parut. On donne ensuite sa biographie, dans laquelle on a soin de faire surtout l'histoire de son génie et de ses créations.

Cette biographie est puisée à des sources nombreuses et pourtant bien insuffisantes. « Lorsque nous venons à nous enquérir de la vie, surtout de l'enfance et des débuts de nos grands écrivains et poëtes du xvII° siècle, dit M. Sainte-Beuve en parlant de Pierre Corneille, c'est à grand'peine que nous découvrons quelques traditions peu authentiques, quelques anecdotes douteuses dispersées dans les ana.» Ce qui est vrai de Corneille est plus vrai encore de Molière, qui n'a pas eu un neveu comme Fontenelle, intéressé à recueillir les souvenirs qui restoient du poëte. Molière n'a pas laissé une ligne écrite de sa main; on n'a découvert de lui, en fait d'autographes, que quelques signatures. Aucun de ses contemporains ne s'est préoccupé de léguer à la postérité

a

des renseignements un peu précis sur sa personne. Les seuls documents authentiques que nous possédions sont: le registre de La Grange, pour tout ce qui concerne les affaires du théâtre, et la préface de l'édition des œuvres de Molière publiées en 1682 par ce même La Grange, ancien camarade du grand comique, et par Vinot, qui avoit été également son ami. Le premier essai de biographie est de 1705, postérieur de trente-deux ans à la mort de Molière, et il est l'œuvre d'un écrivain dépourvu de critique dont Boileau a dit avec un ton de mauvaise humeur: «Il se trompe dans tout, ne sachant pas même les faits que tout le monde sait. >> Cet auteur de la première vie de Molière, Le Gallois de Grimarest, s'est borné à recueillir sans discernement tous les bruits répandus et conservés par la tradition orale. Il faut bien pourtant prendre cette compilation telle qu'elle est et s'en servir, puisqu'elle est unique et que Boileau, qui la condamnoit si sévèrement, n'a pas jugé à propos de nous dire lui-même ces faits que tout le monde savoit de son temps.

Il nous semble que, lorsqu'on entreprend d'écrire la vie de Molière, on doit se garder de deux systèmes également dangereux. Si, d'une part, on n'accepte que les renseignements absolument certains, que les faits rigoureusement prouvés et dans la mesure où ils sont prouvés, on tombera inévitablement dans la pénurie et la sécheresse. On aura quelques dates, quelques rares indications fournies par la Gazette de Loret et les écrivains de l'époque, mais rien de suivi ni de certain, rien d'intime ni de vivant; un squelette décharné, une charpente nue. Si l'on veut saisir la physionomie de l'homme, démêler son caractère et son esprit, deviner le sens même de ses œuvres et le lien logique qui les enchaîne, on est obligé d'avoir recours à cette histoire moins avérée, moins irréfragable, composée de mille éléments divers : ana, pamphlets, pièces satiriques, romans suspects, chroniques scandaleuses compilées à l'étranger, récits d'un premier biographe qui a pu se laisser séduire par des fables, mais qui n'avoit du moins aucun intérêt à altérer sciemment la vérité.

Il s'est formé en effet, dans le silence de l'histoire positive, une sorte de légende qui s'est efforcée de la remplacer. Cette légende, dont tous les détails ne sauroient résister sans doute à un rigoureux examen, laisse apercevoir toutefois un fond réel à

travers la plupart des anecdotes hasardées dont elle se compose. . Elle explique souvent ce qui, sans elle, devient inexplicable; elle éclaircit ce qui, sans elle, reste obscur; il est impossible de n'en pas tenir compte. C'est une œuvre faite, reçue et consacrée, de même que le portrait du grand comédien, qui est vulgarisé par le bronze, le marbre et la gravure, ne sera plus modifié, à quelques contestations qu'il puisse donner lieu. Et en effet, les écrivains qui, en retraçant la vie de Molière, ont le plus vivement attaqué et contredit cette légende, ont bien pu la discuter et la combattre, parce que c'est encore la rappeler; ils n'auroient osé la supprimer ni la taire.

Mais d'autre part il faut craindre d'encourir un reproche contraire. Accueillir indifféremment ce qui vient de toutes sources; admettre sur la même ligne les faits pertinemment établis et les commérages indignes de foi, les renseignements auxquels s'attache une légitime autorité et les conjectures plus ou moins téméraires sur lesquelles on va renchérissant depuis près de deux siècles; entasser les matériaux sans contrôler leur valeur relative ni donner au lecteur le moyen de l'apprécier, seroit imiter tardivement Grimarest et produire une composition défectueuse et informe qui ne répondroit plus à l'attente du public.

On doit, disons-nous, tirer parti de la légende qui supplée à demi à ce que l'histoire laisse ignorer de l'existence de Molière, et non la rejeter dédaigneusement. Mais il y a un choix à faire parmi les traditions plus ou moins spécieuses qu'elle nous fournit. Il est temps d'en élaguer ce qui est oiseux et puéril, ce qui, au tort de ne reposer sur rien de solide, joint celui de ne produire aucun résultat; il est temps surtout d'en éliminer les niaiseries qui y ont afflué avec une singulière abondance. Il convient, au contraire, de mettre à profit les traditions qui offrent de la vraisemblance et qui paraissent avoir eu pour s'établir quelque fondement réel; il est utile de chercher à démêler la part de vérité qui est mêlée même au mensonge et à l'erreur, et nous croyons que, dans la plupart des cas, il est possible d'arriver à ce discernement. Enfin, il importe de déterminer avec précision la part de crédit que méritent les documents qu'on emploie, et de toujours présenter comme douteux ce qui laisse prise au doute.

Telles sont les règles que nous nous sommes proposé d'ob

server en racontant la vie de Molière. Nous n'avons pas réussi, peut-être, à réaliser tout ce que nous aurions voulu. On reconnoîtra du moins que l'entreprise étoit louable, et que les travaux de nos devanciers, malgré leurs mérites divers, ne la rendoient pas superflue.

En tête du deuxième volume est placé un tableau de la troupe de Molière. Cette troupe accomplie, « dont il étoit l'âme, dit Segrais, et qui ne peut avoir de pareille, » fut sa plus laborieuse création. Il étoit indispensable de faire connoître les membres de cette famille comique, que nous voyons dans plusieurs pièces (les Précieuses, l'Impromptu) figurer sous leurs noms de théâtre ou sous leurs véritables noms. De même, à la liste des personnages de chaque comédie on ajoute l'indication des acteurs qui ont créé les rôles ou qui en ont été en possession du vivant de Molière. Ces listes ne sont pas toujours complètes, parce que, pour certains rôles, les renseignements font totalement défaut. Pour tous, non plus, la certitude n'est pas absolue; il s'est fait des mutations dont il est difficile de tenir compte. Il a suffi d'établir ces listes aussi exactement que possible; il y a là, en effet, un intérêt qu'il n'est pas permis de négliger, et que les précédents éditeurs ont du reste compris comme nous.

Nous rejetons à la fin du dernier volume l'histoire en quelque sorte posthume de Molière; il nous paroît logique de ne parler de ce qui suivit sa mort qu'après la publication du dernier de ses ouvrages. Cette seconde étude, conçue suivant les mêmes principes que la première, se divise en deux parties : la première comprend les événements auxquels l'inhumation donna lieu, les impressions que la mort de Molière laissa parmi ses contemporains; elle dit ce que devinrent sa veuve et la fille qui lui survécurent; elle indique les vicissitudes immédiates de la troupe qu'il avoit fondée; elle rapporte enfin les honneurs rendus à la mémoire de l'illustre poëte. La seconde partie fait connoître la destinée des œuvres de Molière jusqu'à nos jours; elle examine comment, aux diverses époques qui se sont succédé, le goût public s'est comporté à leur égard; quelles ont été les appréciations les plus remarquables de la critique littéraire, les travaux les plus importants de l'érudition, les principales rectifications et les plus curieuses découvertes. C'est dans cette partie que nous rendons à nos

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