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Créon, la reine ici commande en mon absence;
Disposez tout le monde à son obéissance;
Laissez, pour recevoir et pour donner ses lois,
Votre fils Ménécée, et j'en ai fait le choix :
Comme il a de l'honneur autant que de courage,
Ce choix aux ennemis ôtera tout ombrage,
Et sa vertu suffit pour les rendre assurés.

(à Créon.)

Commandez-lui, madame. Et vous, vous me suivrez.

CRÉON.

Quoi, seigneur!....

ÉTÉOCLE.

Oui, Créon, la chose est résolue.

CRÉON.

Et vous quittez ainsi la puissance absolue?

ÉTÉOCLE.

Que je la quitte, ou non, ne vous tourmentez pas;
Faites ce que j'ordonne, et venez sur mes pas.

SCÈNE V.

JOCASTE, ANTIGONE, CRÉON, OLYMPE.

CREON.

QU'AVEZ-VOUS fait, madame? et par quelle conduite
Forcez-vous un vainqueur à prendre ainsi la fuite?
Ce conseil va tout perdre.

JOCASTE.

Il va tout conserver;

Et par ce seul conseil Thèbes se peut sauver.

CRÉON.

Eh quoi, madame, eh quoi! dans l'état où nous sommes,
Lorsqu'avec un renfort de plus de six mille hommes
La fortune promet toute chose aux Thébains,
Le roi se laisse ôter la victoire des mains!

JÓCASTE.

La victoire, Créon, n'est pas toujours si belle;
La honte et les remords vont souvent après elle.
Quand deux frères armés vont s'égorger entre eux,
Ne les pas séparer, c'est les perdre tous deux.
Peut-on faire au vainqueur une injure plus noire,
Que lui laisser gagner une telle victoire ?

CRÉON

Leur courroux est trop grand....

JOCASTE.

Il peut être adouci.

CRÉON.

Tous deux veulent régner.

JOCASTE.

Ils règneront aussi.

CRÉON.

On ne partage point la grandeur souveraine;

Et ce n'est pas un bien qu'on quitte et qu'on reprenne.

JOCASTE.

L'intérêt de l'état leur servira de loi.

CRÉON.

L'intérêt de l'état est de n'avoir qu'un roi,

Qui, d'un ordre constant gouvernant ses provinces,
Accoutume à ses lois et le peuple et les princes.

Ce règne interrompu de deux rois différents,

En lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans.
Par un ordre souvent l'un à l'autre contraire
Un frère détruiroit ce qu'auroit fait un frère :
Vous les verriez toujours former quelque attentat,
Et changer tous les ans la face de l'état.
Ce terme limité que l'on veut leur prescrire
Accroît leur violence en bornant leur empire.
Tous deux feront gémir les peuples tour à tour.
Pareils à ces torrents qui ne durent qu'un jour;
Plus leur cours est borné, plus ils font de ravage,
Et d'horribles dégâts signalent leur passage.

JOCASTE.

On les verroit plutôt, par de nobles projets,
Se disputer tous deux l'amour de leurs sujets.
Mais avouez, Créon, que toute votre peine
C'est de voir que la paix rend votre attente vaine;
Qu'elle assure à mes fils le trône où vous tendez,
Et va rompre le piège où vous les attendez.
Comme, après leur trépas, le droit de la naissance
Fait tomber en vos mains la suprême puissance,
Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils
Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis;
Et votre ambition, qui tend à leur fortune,
Vous donne pour tous deux une haine commune.
Vous inspirez au roi vos conseils dangereux,
Et vous en servez un pour les perdre tous deux.

CRÉON.

'Je në me repais point de pareilles chimères : Mes respects pour le roi sont ardents et sincères;

Et mon ambition est de le maintenir

Au trône où vous croyez que je veux parvenir.
Le soin de sa grandeur est le seul qui m'anime;
Je hais ses ennemis, et c'est là tout mon crime :
Je ne m'en cache point. Mais, à ce que je voi,
Chacun n'est pas ici criminel comme moi.

JOCASTE.

Je suis mère, Créon; et, si j'aime son frère,
La personne du roi ne m'en est pas moins chère.
De lâches courtisans peuvent bien le haïr;
Mais une mère enfin ne peut pas se trahir.

ANTIGONE.

Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres,
Les ennemis du roi ne sont pas tous les vôtres;
Créon, vous êtes père, et, dans ces ennemis,
Peut-être songez-vous que vous avez un fils.
On sait de quelle ardeur Hémon sert Polynice.
CREON.

Oui, je le sais, madame, et je lui fais justice;
Je le dois, en effet, distinguer du commun,
Mais c'est pour le haïr encor plus que pas un :
Et je souhaiterois, dans ma juste colère,
Que chacun le hait comme le haît son père.

ANTIGONE.

Après tout ce qu'a fait la valeur de son bras,
Tout le monde en ce point ne vous ressemble pas.
CRÉON.

Je le vois bien, madame, et c'est ce qui m'afflige:
Mais je sais bien à quoi sa révolte m'oblige;

Et tous ces beaux exploits qui le font admirer,
C'est ce qui me le fait justement abhorrer.
La honte suit toujours le parti des rebelles :
Leurs grandes actions sont les plus criminelles,
Ils signalent leur crime en signalant leur bras;
Et la gloire n'est point où les rois ne sont pas.

ANTIGONE.

Ecoutez un peu mieux la voix de la nature.

CREON.

Plus l'offenseur m'est cher, plus je ressens l'injure,

ANTIGONE.

Mais un père à ce point doit-il être emporté?
Vous avez trop de haine.

CRÉON.

Et vous trop de bonté.

C'est trop parler, madame, en faveur d'un rebelle.

ANTIGONE

L'innocence vaut bien que l'on parle pour elle.

CRÉON.

Je sais ce qui le rend innocent à vos yeux.

ANTIGONE.

Et je sais quel sujet vous le rend odieux.

CRÉON.

L'Amour a d'autres yeux que le commun des hommes.

JOCASTE.

Vous abusez, Créon, de l'état où nous sommes ;
Tout vous semble permis : mais craignez mon courroux
Vos libertés enfin retomberoient sur vous.

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