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LES FRÈRES ENNEMIS. ACTE III, SCÈNE II. 37

SCÈNE II.

JOCASTE.

DURERONT-ILS toujours ces ennuis si funestes?
N'épuiseront-ils point les vengeances célestes?
Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas,
Sans jamais au tombeau précipiter mes pas ?
O ciel, que tes rigueurs seroient peu redoutables,
Si la foudre d'abord accabloit les coupables!
Et que tes châtiments paroissent infinis,
Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis!
Tu ne l'ignores pas, depuis le jour infâme
Où de mon propre fils je me trouvai la femme,
Le moindre des tourments que mon coeur a soufferts
Égale tous les maux que l'on souffre aux enfers.
Et toutefois, ô dieux, un crime involontaire
Devoit-il attirer toute votre colère?

Le connoissois-je, hélas ! ce fils infortuné?
Vous-mêmes dans mes bras vous l'avez amené.
C'est vous dont la rigueur m'ouvrit ce précipice.
Voilà de ces grands dieux la suprême justice!
Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas;
Ils nous le font commettre, et ne l'excusent pas.
Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables,
Afin d'en faire, après, d'illustres misérables?
Et ne peuvent-ils point, quand ils sont en courroux,
Chercher des criminels à qui le crime est doux?

Racine. I.

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SCÈNE III.

JOCASTE, ANTIGONE.

JOCASTE.

HÉ bien! en est-ce fait ? l'un ou l'autre perfide
Vient-il d'exécuter son noble parricide?

Parlez, parlez, ma fille.

ANTIGONE.

Ah, madame! en effet

L'oracle est accompli, le ciel est satisfait.

JOCASTE.

Quoi! mes deux fils sont morts?

ANTIGONE.

Un autre sang, madame,

Rend la paix à l'état, et le calme à votre ame;
Un sang digne des rois dont il est découlé :
Un héros pour l'état s'est lui-même immolé.
Je courois pour fléchir Hémon et Polynice :
Ils étoient déjà loin avant que je sortisse;
Ils ne m'entendoient plus, et mes cris douloureux
Vainement par leur nom les rappeloient tous deux.
Ils ont tous deux volé vers le champ de bataille;
Et moi, je suis montée au haut de la muraille,
D'où le peuple étonné regardoit, comme moi,
L'approche d'un combat qui le glaçoit d'effroi.
A cet instant fatal le dernier de nos princes,
L'honneur de notre sang, l'espoir de nos provinces,
Ménécée, en un mot, digne frère d'Hémon,
Et trop indigne aussi d'être fils de Créon,

De l'amour du pays montrant son ame atteinte,

Au milieu des deux camps s'est avancé sans crainte; Et se faisant ouïr des Grecs et des Thébains :

« Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez, inhumains! >> Ces mots impérieux n'ont point trouvé d'obstacle. Les soldats, étonnés de ce nouveau spectacle, De leur noire fureur ont suspendu le cours ; Et ce prince aussitôt poursuivant son discours : «< Apprenez, a-t-il dit, l'arrêt des destinées, << Par qui vous allez voir vos misères bornées. « Je suis le dernier sang de vos rois descendu, << Qui par l'ordre des dieux doit être répandu. << Recevez donc ce sang que ma main va répandre; << Et recevez la paix, où vous n'osiez prétendre. >> Il se tait, et se frappe en achevant ces mots : Et les Thébains, voyant expirer ce héros, Comme si leur salut devenoit leur supplice, Regardent en tremblant ce noble sacrifice. J'ai vu le triste Hémon abandonner son rang Pour venir embrasser ce frère tout en sang : Créon, à son exemple, a jeté bas les armes, Et vers ce fils mourant est venu tout en larmes : Et l'un et l'autre camp, les voyant retirés, Ont quitté le combat, et se sont séparés. Et moi, le cœur tremblant, et l'ame tout émue, D'un si funeste objet j'ai détourné la vue, De ce prince admirant l'héroïque fureur.

JOCASTE.

Comme vous je l'admire, et j'en frémis d'horreur.

Est-il possible, ô dieux, qu'après ce grand miracle

Le repos des Thébains trouve encor quelque obstacle?
Cet illustre trépas ne peut-il vous calmer,
Puisque même mes fils s'en laissent désarmer?
La refuserez-vous cette noble victime?

Si la vertu vous touche autant que fait le crime,
Si vous donnez les prix comme vous punissez,
Quels crimes par ce sang ne seront effacés ?

ANTIGONE.

Oui, oui, cette vertu sera récompensée;
Les dieux sont trop payés du sang de Ménécée ;
Et le sang d'un héros, auprès des immortels,
Vaut seul plus que celui de mille criminels.

JOCASTE.

Connoissez mieux du ciel la vengeance fatale.
Toujours à ma douleur il met quelque intervalle :
Mais, hélas ! quand sa main semble me secourir,
C'est alors qu'il s'apprête à me faire périr.

Il a mis, cette nuit, quelque fin à mes larmes,
Afin qu'à mon réveil je visse tout en armes.
S'il me flatte aussitôt de quelque espoir de paix,
Un oracle cruel me l'ôte pour jamais.

Il m'amène mon fils; il veut que je le voie :
Mais, hélas ! combien cher me vend-il cette joie!
Ce fils est insensible et ne m'écoute pas;

Et soudain il me l'ôte, et l'engage aux combats.
Ainsi, toujours cruel, et toujours en colère,
Il feint de s'apaiser, et devient plus sévère ;
Il n'interrompt ses coups que pour les redoubler,
Et retire son bras pour me mieux accabler.

ANTIGONE.

Madame, espérons tout de ce dernier miracle.

JOCASTE.

La haine de mes fils est un trop grand obstacle.
Polynice endurci n'écoute que ses droits :

Du peuple et de Créon l'autre écoute la voix;
Oui, du lâche Créon. Cette ame intéressée
Nous ravit tout le fruit du sang de Ménécée :
En vain pour nous sauver ce grand prince se perd,
Le père nous nuit plus que le fils ne nous sert.
De deux jeunes héros cet infidèle père....

ANTIGONE.

Ah! le voici, madame, avec le roi mon frère.

SCÈNE IV.

JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, CRÉON.

JOCAST E.

Mon fils, c'est donc ainsi que l'on garde sa foi?

ÉTÉOGLE.

Madame, ce combat n'est point venu de moi,
Mais de quelques soldats, tant d'Argos que
des nôtres,
Qui, s'étant querellés les uns avec les autres,
Ont insensiblement tout le corps ébranlé,
Et fait un grand combat d'un simple démêlé.
La bataille sans doute alloit être cruelle,
Et son évènement vidoit notre querelle ;
Quand du fils de Créon l'héroïque trépas
De tous les combattants a retenu le bras.

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