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Le trône vous est dû, je n'en saurois douter;
Mais vous le renversez en voulant y monter.
Ne vous lassez-vous point de cette affreuse guerre ?
Voulez-vous sans pitié désoler cette terre,
Détruire cet empire afin de le gagner?

Est-ce donc sur des morts que vous voulez régner?
Thèbes avec raison craint le règne d'un prince
Qui de fleuves de sang inonde sa province :
Voudroit-elle obéir à votre injuste loi?

Vous êtes son tyran avant qu'être son roi.
Dieux! si devenant grand souvent on devient pire,
Si la vertu se perd quand on gagne l'empire,
Lorsque vous règnerez, que serez-vous, hélas !
Si vous êtes cruel quand vous ne régnez pas ?

POLYNICE.

Ah! si je suis cruel, on me force de l'être ;
Et de mes actions je ne suis pas le maître.
J'ai honte des horreurs où je me vois contraint;
Et c'est injustement que le peuple me craint.
Mais il faut en effet soulager ma patrie;
De ses gémissements mon ame est attendrie.
Trop de sang innocent se verse tous les jours;
Il faut de ses malheurs que j'arrête le cours ;
Et, sans faire gémir ni Thèbes ni la Grèce,
A l'auteur de mes maux il faut que je m'adresse :
Il suffit aujourd'hui de son sang ou du mien.

Du sang de votre frère?

JOCASTE.

POLYNICE.

Oui, madame, da sien :

Il faut finir ainsi cette guerre inhumaine.
Oui, cruel, et c'est là le dessein qui m'amène ;
Moi-même à ce combat j'ai voulu t'appeler :
A tout autre qu'à toi je craignois d'en parler;
Tout autre auroit voulu condamner ma pensée,
Et personne en ces lieux ne te l'eût annoncée.
Je te l'annonce donc. C'est à toi de prouver
Si ce que tu ravis tu le sais conserver.
Montre-toi digne enfin d'une si belle proie.
ÉTÉOCLE.

J'accepte ton dessein, et l'accepte avec joie;
Créon sait là-dessus quel étoit mon désir :
J'eusse accepté le trône avec moins de plaisir.
Je te crois maintenant digne du diadème ;
Je te le vais porter au bout de ce fer même.

JOCASTE.

Hâtez-vous donc, cruels, de me percer le sein,
Et commencez par moi votre horrible dessein :
Ne considérez point que je suis votre mère,
Considérez en moi celle de votre frère.

Si de votre ennemi vous recherchez le sang,
Recherchez-en la source en ce malheureux flanc :
Je suis de tous les deux la commune ennemie,
Puisque votre ennemi reçut de moi la vie ;
Cet ennemi, sans moi, ne verroit pas le jour.
S'il meurt, ne faut-il pas que je meure à mon tour?
N'en doutez point, sa mort me doit être commune;
Il faut en donner deux, ou n'en donner pas une ;
Et, sans être ni doux ni cruel à demi,

Il faut me perdre, ou bien sauver votre ennemi.

Si la vertu vous plaît, si l'honneur vous anime,
Barbares, rougissez de commettre un tel crime :
Ou si le crime, enfin, vous plaît tant à chacun,
Barbares, rougissez de n'en commettre qu'un.
Aussi-bien, ce n'est point que l'amour vous retienne,
Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne;
Vous vous garderiez bien, cruels, de m'épargner,
Si je vous empêchois un moment de régner.
Polynice, est-ce ainsi que l'on traite une mère?

J'épargne mon pays.

POLYNICE.

JOCASTE.

Et vous tuez un frère !

POLYNICE.

Je punis un méchant.

JOCASTE.

Et sa mort aujourd'hui

Vous rendra plus coupable et plus méchant que lui.

POLYNICE.

Faut-il que de ma main je couronne ce traître,

Et

que de cour en cour j'aille chercher un maître; Qu'errant et vagabond je quitte mes états, Pour observer des lois qu'il ne respecte pas ? De ses propres forfaits serai-je la victime? Le diadème est-il le partage du crime? Quel droit ou quel devoir n'a-t-il point violé ? Et cependant il règne, et je suis exilé !

JOCASTE.

Mais si le roi d'Argos vous cède une couronne....

POLYNICE.

Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne?
En m'alliant chez lui n'aurai-je rien porté?

Et tiendrai-je mon rang de sa seule bonté?

D'un trône qui m'est dû faut-il que l'on me chasse,
Et d'un prince étranger que je brigue la place?
Non, non; sans m'abaisser à lui faire la cour,
Je veux devoir le sceptre à qui je dois le jour.

JOCASTE.

Qu'on le tienne, mon fils, d'un beau-père ou d'un père, La main de tous les deux vous sera toujours chère.

POLYNICE.

Non, non; la différence est trop grande pour moi;
L'un me feroit esclave, et l'autre me fait roi.
Quoi! ma grandeur seroit l'ouvrage d'une femme!
D'un éclat si honteux je rougirois dans l'ame.
Le trône, sans l'amour, me seroit donc fermé ?
Je ne règnerois pas si l'on ne m'eût aimé ?
Je veux m'ouvrir le trône, ou jamais n'y paroître;
Et quand j'y monterai, j'y veux monter en maître ;
Que le peuple à moi seul soit forcé d'obéir;
Et qu'il me soit permis de m'en faire haïr.
Enfin, de ma grandeur je veux être l'arbitre,
N'être point roi, madame, ou l'être à juste titre;
Que le sang me couronne; ou, s'il ne suffit pas,
Je veux à son secours n'appeler que mon bras.

JOCASTE.

Faites plus, tenez tout de votre grand courage;
Que votre bras tout seul fasse votre partage;

Et, dédaignant les pas des autres souverains,
Soyez, mon fils, soyez l'ouvrage de vos mains.
Par d'illustres exploits couronnez-vous vous-même;
Qu'un superbe laurier soit votre diadème;
Régnez et triomphez, et joignez à la fois
La gloire des héros à la pourpre des rois.
Quoi! votre ambition seroit-elle bornée
A régner tour à tour l'espace d'une année?
Cherchez à ce grand cœur, que rien ne peut domter,
Quelque trône où vous seul ayez droit de monter.
Mille sceptres nouveaux s'offrent à votre épée,

Sans que d'un sang si cher nous la voyons trempée.

Vos triomphes pour moi n'auront rien que de doux, Et votre frère même ira vaincre avec vous.

POLYNICE.

Vous voulez que mon cœur,

flatté de ces chimères,

Laisse un usurpateur au trône de mes pères ?

JOCASTE.

Si vous lui souhaitez en effet tant de mal,
Élevez-le vous même à ce trône fatal.
Ce trône fut toujours un dangereux abîme;
La foudre l'environne aussi-bien que le crime :
Votre père et les rois qui vous ont devancés,
Sitôt qu'ils y montoient, s'en sont vus renversés.

POLYNICE.

Quand je devrois au ciel rencontrer le tonnerre,
J'y monterois plutôt que de ramper à terre.

Mon cœur, jaloux du sort de ces grands malheureux,
Veut s'élever, madame, et tomber avec eux.

Bacine. I.

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