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des de moucherons, ils ne pouvaient fermer la paupière, et, au moment où ils éprouvaient le besoin le plus pressant du sommeil, des attaques partielles les réveillaient en sursaut. Il fallait se porter au secours des avant-postes ; et la forteresse de Bourdzi à laquelle on avait prescrit de tirer sept coups de canon d'heure en heure, à des intervalles inégaux, tenait les assiégés et le camp tout entier dans des frayeurs telles, que l'armée aurait succombé sans coup férir, si les Hellènes, trop empressés de se venger, en reprenant l'offensive, n'eussent voulu en venir aux mains avec les Turcs, le 18 août.

Constamment victorieux, ils se hasardèrent à les attaquer en rase campagne, et ce fut dans une de ces affaires qu'entourés par les ennemis, on vit des Grecs sauter en croupe derrière des cavaliers turcs et les poignarder; d'autres, saisissant leurs chevaux par la bride, les démonter à coups de pistolet, tandis qu'un plus grand nombre saisissant leurs adversaires par les jambes, les renversaient et leur tranchaient la tête. Mais celui qui fit trembler l'armée entière des infidèles était un Arcadien d'une taille gigantesque, armé d'une faux avec laquelle il taillait en pièces autant d'Osmanlis qu'il en pouvait atteindre. La mort semblait être à ses ordres, et il ne tomba, sous les coups de fusil des Schypetars, qu'au moment où le soleil, en mettant fin à une journée sanglante, disparut derrière le mont Artémisius.

On évacua, pendant cette nuit, la citadelle Larissa, dans l'idée que les Turcs ne manqueraient pas de s'en emparer, et que la garnison qu'ils y mettraient, en les affaiblissant, serait sous peu de jours au pouvoir des Grecs, qui ne pouvaient plus manquer de reconquérir l'Argolide. D. Hypsilantis partit en même temps pour prendre le commandement des troupes qui occupaient les défilés de la Corinthie, et il perdit encore une fois le prix d'une victoire qu'il avait en quelque sorte préparée.

Voyant que Nicétas le Turcopélékas occupait les défilés de Cléones, et que l'archimandrite Grégoire Dikaios défendait ceux de l'isthme, il adresse des lettres à tous les chefs des villages pour les appeler sous ses drapeaux. Il s'embarque à Cenchrée, se rend à Salamine, écrit à Athènes, fait des promotions, réunit deux mille hommes, cherche à se faire nommer chef de l'Aréopage. Il s'agite avec toutes les ressources de la médiocrité, tandis que Colocotroni, planant sur l'Argolide, continuait à harceler une armée à moitié expirante, qui comptait à peine douze mille combattants.

On venait de l'entamer, quand le sérasker Méhémet Dramali envoya son secrétaire au quartier de Mavromichalis. Il apportait des paroles de paix de la part de son maître, qui s'engageait, tant sa démence était grande, à gouverner avec douceur les Grecs, s'ils consentaient à déposer les armes, promettant qu'ils ne paieraient qu'un ka ratch modéré, et qu'ils seraient traités avec tous les égards qu'on devait à des raïas qui rentreraient dans le giron de l'obéissance.

On déchira, en présence de son parlementaire, la lettre du sérasker Dramali, sans daigner faire aucune réponse à d'aussi absurdes propositions. On donna en même temps connaissance à l'armée qu'on serait vraisemblablement attaqué le jour même, ou le lendemain. Cet avis fut communiqué sur toute la ligne; les vaisseaux débarquèrent plusieurs pièces de canon, et on fit les dispositions nécessaires pour recevoir l'ennemi de manière à en finir par une action générale.

Des chants patriotiques retentissaient dans l'armée des Grecs, qui redisaient sur la lyre les actions héroïques de leurs ancêtres, tandis que d'autres s'exerçaient à la lutte et aux danses belliqueuses, ordinaires aux guerriers de l'Eurotas, quand les chefs furent prévenus, le 20 août, au lever du soleil, que le sérasker Dramali

avait retiré ses canonniers de la citadelle de Nauplie.

Tout autre qu'un homme habitué aux stratagèmes des armatolis l'aurait attaqué; mais Colocotroni était pénétré, sans s'en douter, de cette pensée d'un capitaine que la postérité placera à côté d'Annibal: «Il avait deviné que le » génie de la guerre de montagnes, comme l'a dit Napo» léon (1), consiste à occuper des camps, ou sur les flancs » ou sur les derrières de ceux de l'ennemi, qui ne lui lais>> sent que l'alternative ou d'évacuer ses positions sans >> combattre pour en prendre d'autres en arrière, ou d'en >> sortir pour attaquer : que dans une pareille circonstance >> celui qui attaque a toujours du désavantage, même dans » la guerre offensive; l'art consistant à n'avoir que des >> combats défensifs, et à obliger l'ennemi à attaquer ». Ces préceptes, comme on l'a vu par ce qui précède, avaient été fidèlement observés; les Turcs, à une seule exception près, avaient constamment attaqué; car les provocations des insurgés n'avaient amené que l'affaire de l'avant-veille, et leurs ennemis devaient encore prendre l'offensive pour sortir du pas dans lequel ils s'étaient engagés.

Pendant toute la journée la cavalerie des barbares fit de grandes évolutions dans la plaine; et, le 22, on commença à soupçonner que Dramali songeait à opérer sa retraite, en manœuvrant de manière à arriver vers le soir à l'entrée du Trété, qu'il se proposait de passer de nuit, tandis qu'une de ses divisions se porterait vers le défilé du mont Polyphengos, afin de rentrer par Némée dans la Corinthie. Colocotroni s'était porté sur ce point; Nicétas, frère de celui qui se trouvait devant Nauplie, défendait le Trété ; et D. Hypsilantis, dont la valeur ne fut qu'un météore, devait être arrivé à Cléones. Pierre Mavromichalis détacha alors Krévata avec quinze cents hommes; et, dès qu'on sut (1) Mémoires pour servir à l'histoire de France sous Napoléon, t. III, p. 62.

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véritablement que l'ennemi était en pleine retraite, on se mit de toutes parts à sa poursuite.

Les Turcs qui avaient perdu leurs chevaux tombèrent les premiers sous les coups des Grecs. Ne pouvant courir qu'en soulevant d'une main les larges pantalons qui entravaient leur marche, ils jetaient leurs carabines, et, épuisés au bout de quelques centaines de pas, ils s'asseyaient, attendant, le pistolet à la main, leurs ennemis, auxquels ils ne présentaient qu'une proie facile à dépouiller. On en tua de cette manière quelques centaines, qui, ne sachant ni se rendre, ni se défendre, devinrent la proie d'une foule de paysans descendus des montagnes.

A la faveur de ces traîneurs, offerts en sacrifice aux premiers coups des Grecs, Dramali étant parvenu à l'extrémité de la plaine qu'on nomme Drogomanou Campos (1), et ayant trouvé l'entrée du défilé libre, se crut hors d'atteinte. Nicétas s'était retiré à son approche pour le tenir dans une fausse sécurité, et il prolongea peut-être même trop long-temps son illusion; car la tête de la colonne turque commençait à déboucher de l'autre côté quand il attaqua l'ennemi en flanc. Alors commença une affreuse confusion. Le Trété, auquel Pausanias ne donnait de son temps pour diamètre que la voie d'un char, rétréci depuis l'époque où il écrivait, par les cours d'un torrent, fut aussitôt encombré de morts, de mourants et de cavaliers qui, se pressant dans cet étroit passage, furent écrasés sous leurs chevaux qui finirent par l'obstruer. On n'entendait que des hurlements épouvantables, sans que personne songeât à se défendre; car il n'y eut pas un seul coup de fusil tiré de la part des Turcs, qui se tuaient plus de monde que l'ennemi qui tirait au hasard dans l'obscurité. Montant sur des tas d'hommes et d'animaux, ceux qui parvenaient encore à se dégager, culbutés et étouffés par leur propre nombre, fu~

(1) Drogomanou Campos, champ du Drogman. Voyez t. IV, p. 148, de mon Voyage dans la Grèce.

rent enfin arrêtés par une barrière insurmontable de cadavres, et la terreur devint générale, quand le cri funeste, On ne peut plus passer, se fit entendre.

Le son de la trompette qui appellera devant le juge suprême les chrétiens qu'une honteuse avidité porta à attirer la guerre sur le Péloponèse, ne retentira pas plus terrible à leurs oreilles, que ce cri ne le fut à celles des mahométans, victimes expiatoires du despotisme et des passions cupides de quelques étrangers....... Dans un clin d'oeil cinq mille cavaliers turcs, tournant bride, traversent les bandes conduites par Pierre Mavromichalis, le sabre en main, et viennent se réfugier sous le canon de Nauplie, qui avait cessé de faire feu depuis que Dramali en avait retiré ses canonniers. Le jour commençait à poindre dans ce moment, et le soleil qui se leva bientôt après, éclaira une de ces scènes dont le récit n'ajouterait rien à ce que l'histoire nous montre dans ses pages ensanglantées, depuis que les hommes se font la guerre, si la cause des Grecs ne différait en tous points de celles qui ont aveuglément armé jusqu'à ce jour les peuples contre les peuples.

Plus de deux mille cinq cents cadavres obstruaient le Trété qui roulait une eau limoneuse mêlée de sang. Les bagages de l'armée turque, ses tentes dispersées, une multitude de chevaux sans cavaliers, errants dans la campagne, en poussant des hennissements plaintifs, des drapeaux des fusils, des glaives épars, des chameaux agenouillés portant encore leurs fardeaux, des canons échoués dans les torrents, où les chevaux abandonnés de leurs guides les avaient entraînés, et non loin du trésor de l'armée, qui renfermait encore trois millions de piastres, le pacha qui commandait en second, étendu mort à côté de son cheval de bataille : tel était l'aspect qu'offrait l'espace compris entre Mycènes et le Trété.

De tant de butin, Nicétas, aussi brave que désintéressé, ne voulut accepter que la selle appartenant au pacha, qui

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