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L'ILLUSTROMANIE

ous ne prétendons pas parler ici de l'illustration ordinaire du livre en général, de ce discernement éclairé qui doit guider un éditeur dans le choix du procédé et du sujet de ses gravures; nous laissons aux critiques autorisés, aux aristarques vénérables le soin de traiter et d'approfondir cette question. Pour nous, notre but sera de dire quelques mots sur cette illustration beaucoup plus compliquée qui dépend uniquement de la sagacité du Bibliophile-Icono

mane.

La coutume d'illustrer certains ouvrages de plusieurs séries de vignettes, d'estampes diverses et de portraits variés, ne remonte pas à la plus haute antiquité; c'est au fameux Dibdin, croyons-nous, que nous devons cet art aimable qui prit naissance en Angleterre et s'y affirma vers 1830 ou 1835 *. Plusieurs Bibliomanes de la Grande-Bretagne s'appliquèrent, vers cette époque, à orner d'une façon toute nouvelle l'Histoire nationale du célèbre Macaulay d'après le procédé suivant, que nous avons lu, décrit dans un numéro du Chamber's Journal.

• Bibliophiles et Bibliomanes en Angleterre. Revue Française, 1838.

Il faut tout d'abord se procurer deux exemplaires de l'ouvrage. On coupe le premier feuillet de l'exemplaire no 1, afin de l'appliquer sur une grande feuille de papier très-fin avec des marges fort larges. De cette façon, le verso du feuillet est perdu et l'on doit avoir recours au second exemplaire. On prend des feuilles in-folio, parce que le format de Macaulay ne permettrait pas l'insertion de gravures tant soit peu longues ou larges.

:

C'est ici que commence la tâche la plus difficile pour illustrer un volume, il faut se procurer un portrait gravé de tous les personnages qui y sont mentionnés. Si Macaulay raconte une bataille, s'il parle d'une entrevue, s'il fait le récit d'une fête, il faut se procurer par tous les moyens possibles, per fas et nefas, une gravure de tous ces événements et l'insérer en son lieu et place.

Un exemple à l'appui : Macaulay (Ire partie, 1er vol.) cite dans une seule demi-page, à propos de l'éloquence de la chaire en Angleterre, le nom de vingt-deux grands dignitaires ecclésiastiques, mentionne douze églises, deux universités et trois cathédrales; voilà donc trente-neuf gravures nécessaires pour quinze ou vingt lignes d'impression. Ajoutons à cela des vues, des devises, des armoiries et même des autographes; les quatre tomes de l'Histoire d'Angleterre arriveront ainsi à former plus de cent gros volumes infolio.

L'illustration d'un livre dans ces conditions prend les proportions d'une véritable manie furieuse; le procédé, bon en lui-même, est déplorable dans une conception aussi extravagante, car un amateur, pour enrichir un seul et même exemplaire, pille, arrache, déchire, coupe, taille ou détruit de bons et charmants vieux volumes, pour y puiser les diffé

rentes gravures qu'il compte utiliser. Lord Spencer, pour illustrer son Décaméron, dépensa près de cent soixante guinées, et sir George Freeling, non content de faire avec trois exemplaires de ce même ouvrage dix forts volumes, y joignit encore deux nouveaux tomes de supplément pour les autographes et dessins ainsi qu'un atlas de grandes planches".

Les Bibliophiles français comprennent avec un sens plus rassis, et avec un goût peut-être plus sûr, l'art d'illustrer certains ouvrages; ils agissent avec moins de fougue et avec plus de délicatesse que leurs confrères d'outre-Manche, et ajoutent modérément des suites d'épreuves bien choisies, des portraits fins, gracieux et dignes d'intérêt, aux livres qui en sont dignes; en un mot, ils se gardent bien d'ensevelir le texte sous une avalanche de gravures diverses et incohérentes. Tous les ouvrages ne se prêtent pas aux illustrations et toutes les éditions ne sont pas faites pour en recevoir, il faut le plus souvent un guide sûr qui apprenne à connaître, à chercher, à trouver et à choisir les suites d'estampes qui conviennent et s'adaptent à un exemplaire de telle édition ou de tel format **.

Ici surtout et plus qu'en toute chose, un amateur doit se mettre d'accord avec le temps; il ne doit point se hâter de faire laver, encoller et relier les livres qu'il pense orner de vignettes nouvelles; un jour, il trouvera un élément d'illustration sur lequel il ne comptait pas, le lendemain ce sera une nouvelle découverte et ainsi de suite. L'art d'illustrer soi-même un volume, réclame plus qu'un sentiment éclairé, plus qu'un goût délicat, qu'une éducation particu

Journal des Débats, octobre 1856.

Le Manuel de l'amateur d'Illustrations, de J. Sieurin, bien qu'incomplet, nous paraît le meilleur guide en ce genre.

lière de l'œil, il demande un travail de patience et d'investigations quotidiennes; ce n'est pas tant sur les quais qu'un Bibliophile saura découvrir des eaux-fortes avant la lettre et... après la pluie, c'est plutôt dans les bons catalogues, dans les cartons de certains petits marchands, dans les éditions dépréciées, dans des lots de gravures disparates, dans tous les bazars de bric-a-brac enfin, où les productions de l'art échouent pêle-mêle.

Les ouvrages les plus faciles et les plus intéressants à illustrer sont les Mémoires, les Histoires de France en général, ou de la Révolution en particulier, les Grands Écrivains de notre littérature et les principaux maîtres de la littérature étrangère; Rabelais et Boccace; Beroalde de Verville et Erasme; Voltaire et Shakespere; enfin à notre époque, Musset et Byron, Balzac et Hoffmann.

Un amateur joindra, par exemple, à la grande édition in-8° des Lettres de madame de Sévigné, les vingt-cinq superbes portraits de personnages historiques gravés au burin par Céroni d'après les Émaux de Petitot; pour les Historiettes de Tallemant des Réaux, il saura choisir une centaine des vigoureuses figures de Desrochers ainsi que plusieurs fins chefs-d'œuvre de Ficquet et de Savart; pour les Mémoires de Saint-Simon, il prendra tout ce qu'il rencontrera sous la signature de Marcenay ou de Gaucher; pour la Correspondance de Grimm, il compilera les portraits gravés dans l'œuvre blonde des Saint-Aubin, des Lemire, des Leveau, des Janinet et des de Launay.

S'agit-il d'illustrer Corneille? Voici trente-cinq vignettes de Gravelot, format in-8°, vingt-quatre compositions et deux portraits de Moreau, dans le magistral format in-4o, enfin dix-sept vignettes in-12, de Devéria, pour les chefs

d'œuvre de Pierre et Thomas Corneille. - Veut-on ajouter des suites à Molière? Il n'y a que l'embarras du choix : Boucher, Moreau, Duplessis-Bertaux, Desenne, Hillemacher, Lalauze et Foulquier, nous offrent des sujets incomparables et finement exécutés qui peuvent tous être insérés dans un format in-8° ".

Le grand in-8° est le format le plus propre à recevoir des estampes de toutes sortes; on pourrait ainsi recueillir, pour les seuls Contes de La Fontaine, les suites de figures d'Eisen, de Marillier, de Moreau, de Duplessis-Bertaux, de Tony Johannot, de Devéria, de Hersent, de Bergeret, de Granville et autres. Sur un catalogue que nous avons sous les yeux, nous voyons les Euvres complètes de Voltaire, avec les avertissements et les notes de Condorcet, soixante-dix volumes, édition de Kehl, grand in-8°, 1785-1789, cotées au prix de 10.000 francs. Il n'y a là rien d'exagéré, car à ce superbe exemplaire en grand papier, sont ajoutés les suites de vignettes les plus belles, et les portraits les plus rares. Ce même exemplaire, moins le luxe de tant d'illustrations, ne dépasserait pas le prix de 800 francs.

L'Histoire de France de MM. Michelet, Guizot ou Henri Martin est aisée à orner des soixante-six portraits de rois par Desrochers qui se trouvent facilement; les seize vignettes de Duplessis-Bertaux, fort jolies de composition et d'exécution et dont aucun iconographe ne fait mention, conviennent admirablement à l'Histoire de la Révolution française; nous citons ces suites d'estampes, au hasard et au courant de la plume, car il faudrait plusieurs volumes « qui restent à

* Dans la savante Iconographie Molièresque de M. Paul Lacroix, nous trouvons plus de soixante suites de figures importantes pour illustrer les œuvres de Molière.

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