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TESTAMENT POLITIQUE

DE

PIERRE LE GRAND.

Le grand Dieu, de qui nous tenons notre existence et notre couronne, nous ayant constamment éclairé de ses lumières et soutenu de son divin appui, me permet de regarder le peuple russe comme appelé, dans l'avenir, à la domination générale de l'Europe. Je fonde cette pensée sur ce que les nations européennes sont arrivées, pour la plupart, à un état de vieillesse voisin de la caducité, ou qu'elles y marchent à grands pas; il s'ensuit donc qu'elles doivent être facilement et indubitablement conquises par un peuple neuf et jeune quand ce dernier aura atteint toute sa force et toute sa croissance.

Je regarde l'invasion future des pays de l'Occident et de l'Orient par le Nord comme un mouvement périodique arrêté dans les desseins de la Providence, qui a ainsi régénéré le peuple romain par l'invasion des barbares. Ces émigrations des hommes polaires sont com

me le flux du Nil qui, à certaines époques, vient engraisser de son limon les terres amaigries de l'Égypte. J'ai trouvé la Russie rivière, je la laisse fleuve; mes successeurs en feront une grande mer, destinée à fertiliser l'Europe appauvrie, et ses flots déborderont malgré toutes les digues que des mains affaiblies pourront leur opposer, si mes descendants savent en diriger le

cours.

C'est pourquoi je leur laisse les enseignements suivants; je les recommande à leur attention et à leur observation constante.

<< I.Entretenir la nation russe dans un état de guerre continuelle, pour tenir le soldat aguerri et toujours en haleine; ne le laisser reposer que pour améliorer les finances de l'État, refaire les armées, choisir les moments opportuns pour l'attaque. Faire ainsi servir la paix à la guerre et la guerre à la paix, dans l'intérêt de l'agrandissement et de la prospérité croissante de la Russie.

» II. Appeler par tous les moyens possibles, de chez les peuples instruits de l'Europe, des capitaines pendant la guerre et des savants pendant la paix, pour faire profiter la nation russe des avantages des autres pays sans lui faire rien perdre des siens propres.

» III. — Prendre part, en toute occasion, aux affaires et démêlés quelconques de l'Europe, et surtout de l'Allemagne, qui, plus rapprochée, intéresse plus di

rectement.

» IV. -- Diviser la Pologne en y entretenant le trouble et des jalousies continuelles, gagner les puis

sants à prix d'or; influencer les tièdes, les corrompre, afin d'avoir action sur les élections des rois; y faire nommer ses partisans, les protéger; y faire entrer les troupes moscovites, et y séjourner jusqu'à l'occasion d'y demeurer tout à fait. Si les puissances voisines opposent des difficultés, les apaiser momentanément en morcelant le pays, jusqu'à ce qu'on puisse reprendre ce qui aura été donné.

» V. Prendre le plus qu'on pourra à la Suède et savoir se faire attaquer par elle, pour avoir prétexte de la subjuguer. Pour cela l'isoler du Danemark, et le Danemark de la Suède, et entretenir avec soin leurs rivalités.

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>> VI. Prendre toujours les épouses des princes russes parmi les princesses d'Allemagne, pour multiplier les alliances de famille, rapprocher les intérêts et unir d'elle-même l'Allemagne à notre cause en multipliant notre influence.

» VII. — Rechercher de préférence l'alliance de l'Angleterre pour le commerce comme étant la puissance qui a le plus besoin de nous pour sa marine et qui peut être le plus utile au développement de la nôtre. Echanger nos bois et autres productions contre son or, et établir entre ses marchands, ses matelots et les nôtres des rapports continuels, qui formeront ceux de ce pays à la navigation et au commerce.

>> VIII. - S'étendre sans relâche vers le Nord, le long de la Baltique, ainsi que vers le Sud, le long de la mer Noire.

» IX. Approcher le plus près possible de Constantinople et des Indes. Celui qui y règnera sera le vrai

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souverain du monde. En conséquence, susciter des guerres continuelles, tantôt au Turc, tantôt à la Perse; établir des chantiers sur la mer Noire, s'emparer peu à peu de cette mer, ainsi que de la Baltique, ce qui est un double but, nécessaire à la réussite du projet. Hâter la décadence de la Perse; pénétrer jusqu'au Golfe Persique; rétablir, si c'est possible, la Syrie, l'ancien commerce du Levant, et avancer jusqu'aux Indes qui sont l'entrepôt du monde. Une fois là, on pourra se passer de l'or de l'Angleterre.

» X.- Rechercher et entretenir avec soin l'alliance de l'Autriche; appuyer en apparence ses idées de royauté future sur l'Allemagne, et exciter contre elle, par dessous main, la jalousie des princes. Tâcher de faire réclamer des secours de la Russie par les uns ou par les autres, et exercer sur le pays une espèce de protection qui prépare la domination future.

» XI.— Intéresser la maison d'Autriche à chasser le Turc de l'Europe et neutraliser ses jalousies lors de la conquête de Constantinople, soit en lui suscitant une guerre avec les anciens États de l'Europe, soit en lui donnant une portion de la conquête qu'on lui reprendra plus tard.

>> XII.-S'attacher à réunir autour de soi tous les Grecs désunis qui sont répandus soit dans la Hongrie, soit dans la Turquie, soit dans le midi de la Pologne ; se faire leur centre, leur appui et établir d'avance une prédominance universelle par une sorte d'autocratie ou de suprématie sacerdotale: ce seront autant d'amis qu'on aura chez chacun de ses ennemis.

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» XIII. — La Suède démembrée, la Perse vaincue, la Pologne subjuguée, la Turquie conquise, nos armées réunies, la mer Noire et la mer Baltique gardées par nos vaisseaux, il faut alors proposer séparément et très secrètement d'abord à la Cour de Versailles, puis à celle de Vienne, de partager avec elles l'empire de l'univers. Si l'une des deux accepte, ce qui est immanquable en flattant leur ambition et leur amour-propre, se servir d'elle pour écraser à son tour celle qui demeurera, en engageant avec elle une lutte qui ne saurait être douteuse, la Russie possédant déjà en propre tout l'Orient et une grande partie de l'Europe.

» XIV. Si, ce qui n'est point probable, chacune d'elles refusait l'offre de la Russie il faudrait savoir leur susciter des querelles et les faire s'épuiser l'une par l'autre. Alors, profitant d'un moment décisif, la Russie ferait fondre ses troupes rassemblées sur l'Allemagne en même temps que deux flottes considérables partiraient, l'une de la mer d'Azof, et l'autre du port d'Archangel,chargées de hordes asiatiques, sous le convoi des flottes armées de la mer Baltique, s'avançant par la Méditerranée et par l'Océan, elles inonderaient la France d'un côté, tandis que l'Allemagne le serait de l'autre, et ces deux contrées vaincues, le reste de l'Europe passerait facilement et sans coup férir sous le joug.

» Ainsi peut et doit être subjuguée l'Europe ! »

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