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tendra jamais découvrir un but moral à l'Amphitryon ou au Malade imaginaire, a moins que dans celui-ci Molière n'ait voulu instruire l'humanité du danger de prendre trop de remèdes, et lui prêcher dans celui-là les joies de l'adultère (1)? Pour d'autres pièces, comme l'Avare (2) ou le Festin de Pierre (3), ne faudrait-il pas avouer que le sublime talent déployé par l'auteur était vraiment superflu pour développer le lieu commun que l'avarice est un vice honteux, et que les débauchés font souvent une mauvaise fin?

D'ailleurs, les types mis sur le théâtre sont peu propres à instruire, parce qu'ils sont artistiques. Il n'y a jamais eu d'avares comme Harpagon ni de débauchés comme don Juan, pas plus qu'il n'y a eu de femmes comme la Vénus de Milo. C'est en cela que le génie est créateur, quand il compose pour plaire quelque figure idéale, conforme à l'humanité, mais différente d'elle pourtant. Dans une mesure fixée par son goût, il outre les vertus ou les vices humains, afin d'attacher les regards par des traits saillants, et de remuer les âmes par des émotions supérieures. C'est là sa gloire; mais c'est aussi ce qui rend ses œuvres peu instructives, et leur ôte le caractère d'exem ples, qu'elles devraient avoir pour enseigner avec fruit la morale. On peut voir nettement la différence

(1) Voir plus loin, ch. IX.
(2) Id., chap. II, p. 33.
(3) Id., chap. II, p. 22.

de l'artiste dramatique et du moraliste dans la critique de Tartuffe faite par La Bruyère (1): La Bruyère a raison, quand il dit que l'hypocrite dans la réalité n'agit point comme Tartuffe; et Molière a raison quand, sur la scène, il fait agir son Tartuffe autrement que l'hypocrite réel. Le moraliste, dans les portraits qu'il trace, distingue le bien et le mal pour enseigner à fuir l'un et à rechercher l'autre : l'auteur dramatique les met en contraste lumineux pour exciter les émotions, et s'inquiète médiocrement d'être vrai, pourvu qu'il soit émouvant (2).

Enfin, qu'est-ce encore une fois que la science du

:

(1) « Il ne dit point ma haire et ma discipline, au contraire : il passeroit pour ce qu'il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu'il n'est pas, pour un homme dévot; il est vrai qu'il fait en sorte que l'on croie, sans qu'il le dise, qu'il porte une haire et qu'il se donne la discipline... S'il se trouve bien d'un homme opulent à qui il a su s'imposer, dont il est le parasite, et dont il peut tirer de grands secours, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance ni déclaration il s'enfuira, il lui laissera son manteau, s'il n'est aussi sûr d'elle que de lui-même. Il est encore plus éloigné d'employer pour la flatter et pour la séduire le jargon de la dévotion; ce n'est point par habitude qu'il le parle, mais avec dessein, et selon qu'il lui est utile, et jamais quand il ne serviroit qu'à le rendre très-ridicule... Il ne s'insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir: il y a là des droits trop forts et trop inviolables; on ne les traverse point sans faire de l'éclat, et il l'appréhende; sans qu'une pareille entreprise vienne aux oreilles du prince, à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu'il a d'être découvert et de paroître ce qu'il est. » La Bruyère, Les Caractères, De la Mode.

(2) Ce manque de vérité et même quelquefois de vraisemblance, qui est un caractère des œuvres artistiques, a été reproché à Molière par les critiques qui ne se sont pas placés au point de vue de l'art : « Il a outré souvent les caractères. Il a voulu par cette liberté plaire au parterre, frapper les spectateurs les moins délicats, et rendre le ridicule plus sensible. Mais quoiqu'on doive marquer chaque passion dans son plus fort degré et par ses traits les plus vifs pour en mieux montrer l'excès et la difformité, on n'a pas besoin de forcer la nature et d'abandonner le vraisem→

bien et du mal, dans les œuvres d'un comédien qui ne la fonde que sur la crainte du ridicule, c'est-à-dire sur l'amour-propre, et qui ne peut guère offrir à sa morale d'autre sanction sensible qu'un miracle, une intervention directe de Dieu (1) ou du roi (2), venant à point nommé prouver, par leur autorité indiscutable, qu'il ne fait pas bon les braver? S'il y a (et on le recherchera (3)), dans la comédie de Molière, une autre sanction morale que le ridicule ou le miracle, c'est une sanction cachée, comme la morale elle-même, et par là bien différente de celle que doit proposer un vrai moraliste.

Sans doute, on peut trouver la morale partout. Un être libre, l'homme, ne peut rien faire où elle ne soit intéressée plus ou moins. Mais elle n'est ni le

blable. » Fénelon, Lettre à l'Académie françoise, VII. solu du vrai qui a fait dire à Boileau :

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C'est par là que Molière illustrant ses écrits
Peut-être de son art eût remporté le prix,
Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures,
Il n'eût point fait souvent grimacer ses figures.

Art poétique, III, 393.

Boileau, peintre élégant de portraits, ne comprenait pas que des grimaces pussent être artistiques, sublimes même. Molière, qui voulait faire rire, cherchait au contraire ces exagérations, et pensait qu'on ne devait ni les blâmer ni s'en offenser: « Les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s'offenser du Docteur de la comédie, et du Capitan, non plus que les juges, les princes et les rois, de voir Trivelin ou quelque autre, sur le théâtre, faire ridiculement le juge, le prince on le roi. » Préface des Précieuses ridicules. (1) Dénoûment du Festin de Pierre.

(2) Dénoûment du Tartuffe.

(3) Voir plus loin, chap. XI.

principe ni le but de tout ce que fait l'homme; et l'on ne saurait trop insister sur la distinction à établir entre le peintre dramatique, qui représente les mœurs en tableaux plus ou moins fidèles, quelquefois fantastiques, pour égayer ou attendrir un spectateur, et le moraliste qui recherche et enseigne les règles des mœurs pour rendre les hommes meilleurs. On peut dire de l'histoire, bien plus que de la comédie, qu'elle enseigne la morale, que l'historien écrit sous l'empire de certaines idées morales, que ses livres sont de grands tableaux de l'expérience humaine, qui ont par nature une influence morale. Seulement, pour l'historien comme pour l'auteur comique, ces choses se trouvent dans ses œuvres sans qu'il les cherche elles sont inhérentes à son sujet; il les rencontre involontairement, et dans la matière qu'il traite et dans sa manière de la traiter, et pour tout résumer par un mot de Molière, il fait de la morale comme M. Jourdain fait de la prose (1).

Mais, de même que certaines gens font de fort belle prose sans y songer, certains ouvrages, sans avoir été écrits dans un but moral, ont plus que d'autres une influence sur les mœurs, et peuvent insinuer lentement dans le monde, d'une manière presque invisible, mais irrésistible, des éléments de moralité ou de corruption; il y a des auteurs qui, sans être des moralistes proprement dits, méritent

(1) Le Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. vI,

pourtant d'être étudiés comme tels, à cause de leur puissance observatrice, de leur sens droit, de leur popularité, enfin à cause du caractère universel et supérieur de leur génie. Dans cette juste mesure, nulle œuvre artistique plus que celle de Molière, nul auteur dramatique plus que lui n'est digne d'attirer l'attention au point de vue moral.

Molière déclare lui-même sur le théâtre quel est le but de sa comédie : « Son dessein est de peindre les mœurs, et tous les personnages qu'il représente sont des personnages en l'air, et des fantômes proprement, qu'il habille à sa fantaisie pour réjouir les spectateurs (1). »

Donc, il peint les mœurs et habille des fantômes à sa fantaisie pour réjouir le spectateur : voilà ce divertissement qu'il appelle le plus innocent du monde. Mais non le divertissement de Molière contient une morale qu'il ne cherche point, et qui pourtant s'y trouve. Dans ses peintures de mœurs, même artistiques et arrangées à sa fantaisie, ce sont les mœurs humaines, c'est l'humanité qu'il peint. Nous ne pouvons voir de tels tableaux sans qu'il en résulte quelque réflexion sur

(1) L'Impromptu de Versailles, sc. III. Comparez à cette déclaration celle de la Critique de l'Ecole des Femmes, sc. vII, déjà citée p. 4, note 1. On retrouve les mêmes idées dans le Discours au Roi imprimé en tête des Fâcheux : « Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer l'honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois; mais pour moi, toute la gloire où je puis aspirer, c'est de la réjouir. » Dans la Préface du Tartuffe, bien que l'utilité morale soit mise en avant, la conclusion est pourtant que la comédie prétend simplement à offrir un divertissement innocent (Voir plus haut, p. 7).

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