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Que deviendra Isabelle enfermée ? Pour sortir, elle franchira les limites de la bienséance, de la prudence, du devoir, et se jettera de plein cœur dans les bras du premier qui s'offrira avec un air séduisant et une apparence d'honneur (1).

Pour l'ignorance, qui est la prison de l'esprit, la leçon n'est pas moins bien donnée, et la sotte d'Arnolphe lui échappe aussi bien que la cloîtrée de Sganarelle. La belle théorie, d'enfermer une femme dans la stupidité, afin d'être sûr qu'elle ignore le mal! « C'est assez pour elle, » dit Arnolphe,

De savoir prier Dieu, m'aimer, coudre et filer (2).

Eh! pauvre fou, une sotte sait-elle aimer? Molière a une parole de philosophe, quand il répond à cela :

Mais comment voulez-vous, après tout, qu'une bête
Puisse jamais savoir ce que c'est qu'être honnête?
Une femme d'esprit peut trahir son devoir :
Mais il faut, pour le moins, qu'elle ose le vouloir;
Et la stupide, au sien peut manquer d'ordinaire,
Sans en avoir l'envie et sans penser le faire (3).

C'est une vérité morale de premier ordre, et qui ne se peut mieux exprimer, que l'ignorance n'est pas la vertu. Il n'y a point de gloire à marcher bravement

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(1) L'Ecole des Maris, act. II et III. Sur l'Ecole des Maris, voir Laharpe, Cours de Littérature, partie II, liv. I, chap. vi, sect. 2; D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. III, chap. IX, 8 3.

(2) L'Ecole des Femmes (1662), act. I, sc. I.

(3) Id., act. I, sc. I.

au bord d'un précipice qu'on ne voit pas. Le vrai mérite connaît le mal et sait l'éviter. Arnolphe a fait l'impossible pour accomplir l'abrutissement dans l'âme de celle qu'il se destine :

Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique,
C'est-à-dire, ordonnant quels soins on emploieroit
Pour la rendre idiote autant qu'il se pourroit.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente;

Et grande, je l'ai vue à tel point innocente,

Que j'ai béni le ciel d'avoir trouvé mon fait

Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l'ai donc retirée (1).....

Après cela, les délicats ont reproché à Molière les mots fameux de la tarte à la crême et des enfants par l'oreille (2); les pudibonds se sont indignés de la scène où la pauvre Agnès dit presque, et fait penser une obscénité, à propos du bout de ruban que lui a pris Horace (3). Non, ce n'était pas trop de cette triviale énergie pour attaquer l'erreur qui croit sauver la vertu par la stupidité et l'ignorance; ce n'est trop d'aucune des scènes de la comédie pour dire et répéter tous les dangers auxquels sont exposés les malheureux tenus dans les ténèbres, et pour proclamer

(1) L'Ecole des Femmes, act. I, sc. 1.

(2) Id., act. I, sc. 1; la Critique de l'Ecole des Femmes, sc. VII.

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- Voir (3) Id., act. II, sc. vi; la Critique de l'Ecole des Femmes, sc. III. le Portrait du Peintre, ou la Contre-Critique de l'Ecole des Femmes, par Boursault (1663); le Traité de la Comédie et des spectacles selon la tradition de l'Eglise, par le prince de Conti (1667); J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II; A. Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, 2e partie, etc.

cette philosophique vérité, que le vrai se confond avec le bien, et que si nous savions parfaitement, nous pourrions ne faillir jamais.

Quel homme de cœur peut assister sans émotion au spectacle de cette jeune âme emprisonnée, qui conserve toujours et reconquiert enfin sa dignité libre, sous toutes les chaînes d'un despotisme absurde, sous tous les voiles d'une savante erreur, comme sous la glace immobile on entend l'eau irritée qui au premier printemps roulera dans la mer sa prison vaincue ? C'est un spectacle moral, de montrer cette imprescriptible liberté de l'âme qui reste bonne, pure, intelligente, capable et désireuse du vrai et du bien, malgré les efforts les plus patients et les plus habiles; qui, jusque dans la naïveté d'une extrême ignorance, garde une fleur de grâce native, marque ineffaçable de son origine et de ses droits; en sorte qu'après la lecture de la lettre d'Agnès, il n'est personne qui ne dise avec Horace :

Malgré les soins maudits d'un injuste pouvoir,

Un plus beau naturel peut-il se faire voir?

Et n'est-ce pas sans doute un crime punissable,

De gâter méchamment ce fond d'âme admirable,
D'avoir, dans l'ignorance et la stupidité,
Voulu de cet esprit étouffer la clarté (1)?

En somme, la juste appréciation de l'Ecole des Femmes est celle qu'exprimait Boileau dans les Stances

(1) L'Ecole des Femmes, act. III, sc. Iv.

qu'il envoyait à Molière pour ses étrennes de 1663, quatre jours après la première représentation (1):

En vain mille jaloux esprits,

Molière, osent avec mépris
Censurer ton plus bel ouvrage;
Sa charmante naïveté

S'en va pour jamais d'âge en âge
Divertir la postérité.

Ta muse avec utilité

Dit plaisamment la vérité ;

Chacun profite à ton Ecole;

Tout en est beau, tout en est bon;

Et ta plus burlesque parole

Est souvent un docte sermon (2).

Ce sont, dans l'une et l'autre Ecole, d'honnêtes amants qui enlèvent et épousent Isabelle et Agnès ; mais qui ne sent que la leçon va plus loin, et que, dans la vie, qui n'est point une comédie, c'est à la perte et au déshonneur qu'aboutit presque toujours cette contrainte coupable imposée à la personne et à l'âme?

(1) 26 décembre 1662.

(2) Boileau, Stances à M. Molière, 1er janvier 1663. Voir encore sur l'Ecole des Femmes: Laharpe, Cours de Littérature, partie II, liv. I, chap. vi, sect. 2; D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. III, chap. IX, 8 3.

CHAPITRE VI.

LES FEMMES.

Mais si la femme doit jouir d'une honorable liberté et être pourvue d'une instruction discrète, ce n'est pas pour en abuser. Il faut qu'elle ait le sentiment profond de ses devoirs; et c'est pour les mieux accomplir qu'elle doit user des droits que Molière réclame.

Fille, qu'elle soit modeste et douce comme Henriette (1) et Angélique (2). Qu'elle soit parée de réserve et de pudeur, non pas de la pudeur farouche des bégueules, qui n'est qu'affectation et hypocrisie, mais de la simple et franche honnêteté d'Eliante (3), d'Elmire (4), d'Uranie (5): « L'honnêteté d'une femme n'est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir être plus sage que celles qui sont sages. L'affectation en cette matière est pire qu'en toute autre, et je ne vois rien de si ridicule que cette dé

(1) Les Femmes savantes, act. III.

(2) Le Malade imaginaire, act. II, sc. VII. (3) Le Misanthrope.

(4) Le Tartuffe.

(5) La Critique de l'Ecole des Femmes.

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