franchise sans réserves (1). Il sera pur (2): jamais un amant, qui aime de l'amour peint par Molière, ne songera à faire sa maîtresse de son amante, ou plutôt ce mot de maîtresse deviendra chaste dans sa bouche et dans sa pensée ; il sera toujours ému de respect devant celle en qui il vénère sa propre dignité et son honneur même. Tout cela surnage audessus de toutes les intrigues et de toutes les faiblesses; tout cela est exprimé ou indiqué avec une mesure et une justesse qui donnent à l'ensemble de ces peintures d'amour un caractère général de moralité, et qui placent le théâtre de Molière à une distance infinie au-dessus de l'immense majorité des drames et des romans d'amour (3). Mais, dans ce grand enseignement, il est un point précis sur lequel le maître a insisté avec une persistance due à la fois au défaut de son siècle et au caractère de son âme : c'est la coquetterie. La coquetterie est incompatible avec l'amour, parce qu'elle est égoïsme et parce qu'elle est mensonge. Célimène n'aime point, parce qu'elle est coquette ce vice la rend incapable de comprendre la seule passion vraie qu'elle ait inspirée dans toute la cour de galants qui l'obsède (4). La prude Arsinoé ne (1) Voir plus loin, p. 137. (2) C'est le caractère de ce théâtre, où on ne voit ni fille tombée, ni courtisane. Voir cependant les réserves à faire, chap. IX. (3) On est ici en contradiction avec Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, chap. V. Voir plus loin, p. 145, note 1, et chap. XII. (4) Le Misanthrope, act. IV et V. Voir plus haut, chap. VI, page 112. peut pas davantage connaître l'amour dans la coquetterie de vertu que son âge lui impose (1). Armande et Bélise, dans leur coquetterie de pédantes, ne soupçonnent point ce que c'est qu'aimer (2), et la comtesse d'Escarbagnas, dans sa coquetterie de vieille provinciale, montre en caricature extravagante quelle distance de la terre au ciel il y a de la coquetterie à l'amour (3). Molière a dit cette vérité au milieu d'une société où le raffinement de l'esprit faisait, dans les meilleurs salons, prendre à la coquetterie la place et le nom de (1) Le Misanthrope, act. III, sc. Iv-VII. Il y avait alors de la coquetterie jusque dans la dévotion: la préciosité avait envahi le ciel même, et véritablement les quiétistes étaient des précieuses dévotes; elles parlaient un style incroyable : Le contemplatif sent et comprend ce qu'il dit; Là, dans l'être divin toute déifiée, Vide du monde entier, et désappropriée, Une âme s'enveloppe en son état passif, Et, sans pouvoir produire un acte discursif, Et de ses facultés serre la ligature. Du corps d'avec l'esprit séparabilité, Surtout exclusion de mercénarité, etc. Fléchier, Dialogue quatrième sur le Quiétisme, dans les Euvres mêlées de M. Fléchier, évêque de Nismes, Paris, Jacques Estienne, 1712. Lire ces quatre dialogues, très-curieux, très-sensés, et très-bien écrits. (2) Les Femmes savantes, act. I, sc. I, II, IV. (3) La Comtesse d'Escarbaynas, Sc. II, XV-XXII. l'amour, et où il n'y avait point de femme à la mode qui ne voulût régner dans un petit royaume de Tendre. Boileau, le champion de la raison, qu'on trouve sur la brèche partout où le goût du temps essaie d'en franchir les remparts, s'est montré là, comme en maint endroit, le digne second de Molière, et il a retrouvé le pinceau de Juvénal pour aider son ami à rendre la coquette à jamais odieuse : D'abord, tu la verras, ainsi que dans Clélie, Puis, bientôt en grande eau sur le fleuve de Tendre, Et ne présume pas que Vénus, ou Satan, Souffre qu'elle en demeure aux termes du roman (1)... Molière était obligé d'en demeurer aux termes de la comédie, et l'art même lui défendait de mettre sur la scène autre chose que les lettres de Célimène et les avances mielleuses d'Arsinoé (2); mais pourtant, quand il montre la jeune coquette refusant d'aller ensevelir dans un désert ses fautes et son repentir (3), il laisse deviner la vie qu'elle mènera dans le monde : Peut-être avant deux ans, Eprise d'un cadet, ivre d'un mousquetaire, (1) Boileau, Satire X, v. 158. (2) Le Misanthrope, act. III, sc. VII; act. V, Sc. IV. (3) Id., act. V, sc. vii : Moi, renoncer au monde avant que de vieillir, Et dans votre désert aller m'ensevelir! 1 Nous la verrons hanter les plus honteux brelans, Suivre à front découvert Z... et Messaline (1). Et, sous toutes les convenances de la comédie, il fait entrevoir où ira la prude quarantenaire, avec son amour pour les réalités (2) : Rien n'égale en fureur, en monstrueux caprices, Jamais celle qui sait et veut aimer ne mettra le pied sur ce gazon fleuri qui cache un ignoble bourbier. Eliante pourrait, ce semble, accepter les hommages d'Alceste sans déloyauté à l'égard de Philinte: non, elle s'expliquera nettement avec l'un comme avec l'autre, et sa sincérité fera mieux ressortir la duplicité de son habile cousine; elle dira d'Alceste à Philinte : Pour moi, je n'en fais point de façon, et je croi Et Philinte lui répond, car la coquetterie de Clitandre et d'Acaste (2) n'est pas moins blâmée par Molière que celle de Célimène, et le vice à ses yeux n'est pas moindre en l'homme qu'en la femme : Et moi, de mon côté, je ne m'oppose pas, Quand Alceste fuit dans son désert et déclare franchement à Eliante qu'il ne se sent pas digne d'elle, Eliante, au lieu de saisir cette occasion d'une coquetterie innocente, lui déclare non moins franchement : Ma main de se donner n'est point embarrassée, (1) Le Misanthrope, act. IV, sc. I. (2) Id., act. III, sc. 1. (3) Id., act. IV, Sc. I. (4) Id. act. V, sc. VIII. La franchise est peut-être ici poussée un peu loin; mais cette légère exagération donne néanmoins une profitable leçon. |