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Il semble que le Clitandre des Femmes savantes pourrait se laisser aimer par les deux sœurs, et flatter même la passion éthérée de la folle Bélise, pour se ménager des appuis dans la maison: non, il leur déclarera en face quel est son choix, au risque de soulever des jalousies qui compromettront son amour (1). Il semble qu'Henriette pourrait souffrir les hommages de Trissotin, quand ce ne serait que pour en rire, et pour complaire aux idées de sa mère : non, elle le prendra à part pour lui dire :

Je vous estime, autant qu'on sauroit estimer;
Mais je trouve un obstacle à pouvoir vous aimer :
Un cœur, vous le savez, à deux ne sauroit être,

Et je sens que du mien Clitandre s'est fait maître (2).

Cette franchise en amour, Molière la réclame presque brutalement par la bouche d'Alceste, quand il lui fait lancer à Célimène cette terrible fleurette :

Mais qui m'assurera que, dans le même instant,
Vous n'en disiez peut-être aux autres tout autant (3)?

Il regardait cette franchise comme le premier devoir de ceux qui s'aiment, et comme la première preuve d'affection qu'ils se puissent donner. Il la voulait entière, et, comme on vient de le voir, il n'admettait pas qu'on la sacrifiât aux intérêts de l'amour même. Bien plus, il la voulait jusque dans le langage parlé

(1) Les Femmes savantes, act. I, sc. II, IV.

(2) Id., act. V, sc. I.

(3) Le Misanthrope, act. II, sc. 1.

par l'amour, et il repoussait, autant par cœur que par goût, le style faux que l'on croyait alors le style obligé de la passion. Il pensait avec raison qu'un sentiment vrai se fausse et s'émousse à s'exprimer en termes recherchés et exagérés. Ce n'était pas seulement, on le répète, son goût, c'était son cœur sincère qui s'indignait avec Alceste contre le sonnet d'Oronte, et préférait hautement la chanson de ma mie et du roi Henri

Il disait

A ces quolifichets dont le bon sens murmure.

Que ce n'est pas ainsi que parle la nature (1),

et il avait raison.

II

Ꭹ avait presque autant de mérite à réformer l'amour dans l'expression que dans le fond, à l'époque où les madrigaux triomphaient si victorieusement, que Racine faisait dire au fils d'Achille aux pieds de la veuve d'Hector :

Brûlé de plus de feux que je n'en allumai (2);

à l'époque où Boileau lui-même, fléchissant sous la poussée du siècle, mettait, dans la glorieuse péroraison de son Art poétique, le Benserade des ruelles à côté du Corneille du Cid et d'Horace (3).

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Molière ne se contenta pas de critiquer avec une verve toujours nouvelle le faux style amoureux partout où l'occasion s'en offrit (1). Après avoir rappelé les amants à un langage naturel comme l'amour, il donna, mieux que tous les autres auteurs du siècle, l'exemple de cette langue douce et touchante qui va droit au cœur parce qu'elle en exprime les vrais sentiments. Est-il besoin de rappeler les charmantes causeries d'amour qui remplissent tant de comédies (2)? Le spectateur, fatigué de rire, s'y repose avec une émotion délicieuse; et l'auteur sait quelquefois, par la simplicité du style et la vérité de la passion, faire parler à l'amour un langage digne de Corneille :

CLITANDRE.

Quelque secours puissant qu'on promette à ma flamme,
Mon plus solide espoir c'est votre cœur, madame.

(1) Les Précieuses ridicules, sc. v, X, XII; Les Fâcheux, act. II, sc. Iv; le Misanthrope, act. I, sc. 11; le Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. vi; les Femmes savantes, act. III, sc. II; la Comtesse d'Escabargnas, sc. I, XV, XVI; le Malade imaginaire, act. II, sc. vi.

(2) Le Dépit amoureux, act. I, sc. II; act. IV, sc. III, IV; le Prince jaloux, act. I, sc. III; act. II, sc. v, VI; act. IV, sc. VIII; act. V, sc. III, VI; l'Ecole des Maris, act. II, sc. XIV; les Fâcheux, act. I, sc. VIII; le Festin de Pierre, act. I, sc. III; act. II, sc. I, 11; act. IV, sc. Ix; l'Amour médecin, act. III, sc. vi; le Misanthrope, act. II, sc. 1; act. IV, sc. I, III, VII; Mélicerte, act. II, sc. III; l'Amour peintre, sc. XIII; le Tartuffe, act. II, sc. Iv; Amphitryon, act. I, sc. II; act. II, sc. vi; l'Avare, act. I, sc. 1; act. III, sc. xI; act. IV, sc. 1; M. de Pourceaugnac, act. I, Sc. III, IV; les Amants magnifiques, act. II, sc. Iv; act. IV, sc. vii; le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. vIII-X, XVIII; act. V, sc. II; Psyché, act. III, sc. III, IV; act. IV, sc. III; act. V, sc. Iv; les Fourberies de Scapin, act. I, sc. III; la Comtesse d'Escarbagnas, sc. 1: Les Femmes savantes, act. I, sc. II, III; act. IV, sc. VII, VIII; le Malade imaginaire, act. II, sc. IV-VI, XI; act. III, sc. XXI, XXII.

HENRIETTE.

Pour mon cœur, vous pouvez vous assurer de lui.

CLITANDRE.

Je ne puis qu'être heureux quand j'aurai son appui.

HENRIETTE.

Vous voyez à quels noeuds on prétend le contraindre.

CLITANDRE.

Tant qu'il sera pour moi je ne vois rien à craindre.

HENRIETTE.

Je vais tout essayer pour nos vœux les plus doux;
Et, si tous mes efforts ne me donnent à vous,
Il est une retraite où notre âme se donne,
Qui m'empêchera d'être à toute autre personne.

CLITANDRE.

Veuille le juste ciel me garder en ce jour

De recevoir de vous cette preuve d'amour (1)!

Voilà comme Molière savait atteindre au sublime par le naturel. Il est revenu sans cesse sur cette nécessité que l'amour soit naturel, conforme à l'âge, à la condition, au caractère, aux âmes de ceux qui s'y livrent.

Quel triste et vrai ridicule versé sur Sganarelle, sur Arnolphe, sur Harpagon, sur Alceste lui-même ! Quel contraste entre la passion jeune et noble des Horaces, des Clitandres, et les risibles et honteux soupirs des amoureux hors d'âge (2)! Les pédants

(1) Les Femmes savantes, act. IV, sc. vIII.

(2) Les deux Ecoles, le Mariage forcé, le Misanthrope, l'Avare, le Bourgeois gentilhomme, la Comtesse d'Escarbagnas.

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qui se mêlent de galanterie sont encore plus ridicules que les vieillards Trissotin et Thomas Diafoirus ne ressemblent-ils pas à l'âne de la fable (1)? Quel rappel à la nature et à la raison, sans qui l'amour devient tout brutal! On ne saurait trop remarquer quel enseignement pratique résulte de la peinture de l'amour mal placé et du funeste résultat des passions contre nature. Cet enseignement est tout moral. Il est donné avec fermeté, mais aussi avec mesure. Il apprend aux hommes mûrs que, s'ils sont dédaignés ou trompés par les femmes, c'est moins pour leur âge que pour leurs travers ; et l'exemple d'Ariste, dans l'Ecole des Maris, montre qu'à tout âge une âme douce et noble est aimable.

Enfin, pour que la peinture

De cette passion, de toutes la plus belle (2),

soit complétement instructive et vraie, il faut jeter un coup d'œil sur les amours faux, intéressés et voluptueux que Molière a mis quelquefois en face des amours vrais, délicats et purs. Quelle leçon ressort des débauches de don Juan (3)! et qui peut retenir ses larmes au désespoir et au repentir d'Elvire (4) ?

(1) La Fontaine, liv. IV, fab. v, l'Ane et le petit Chien. Les Femmes savantes, act. 111, sc. vi; act. V, sc. 1; le Malade imaginaire, act. II, sc. vi, vII. (2) La Princesse d'Elide, act. I, sc. I.

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(4) Le Festin de Pierre, act. I, sc. III; act. IV, sc. IX.

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