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est vrai que vous ne l'avez pas... Je suis tant soit peu scandalisé de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites, et vous jouer ainsi d'un mystère sacré (1)... » Et quand Sganarelle n'est pas bridé par la crainte, il ne se gêne pas pour appeler cet épouseur à toutes mains « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un turc, un hérétique, qui ne croit ni ciel, ni saint, ni Dieu, ni loup-garou (2); qui passe cette vie en véritable bête brute; un pourceau d'Epicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons (3). Qui ne rit encore, en repensant au refrain terrible qui met en fuite le pauvre Pourceaugnac :

La polygamie est un cas,

Est un cas pendable (4)?

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Les paroles de Sganarelle ne sont que celles d'un valet ridicule, et le refrain qui ahurit M. de Pourceaugnac n'est que le couronnement d'une farce folle; mais sous ce ridicule et cette folie demeure et brille une vérité morale de premier ordre, affirmée nettement par Henriette et Clitandre dans les Femmes sa

(1) Le Festin de Pierre, act. I, sc. Iv.

(2) L'étude de Molière est infinie : je demande qu'on réfléchisse à ces deux gradations, et à ce qu'elles contiennent d'idées, de bon sens, d'indulgence, d'esprit et d'ironie.

(3) Le Festin de Pierre, act. I, sc. I.

(4) M. de Pourceaugnac, act. II, sc. xi.

vantes, prouvée implicitement de la manière la plus victorieuse et la plus touchante par Elmire dans le Tartuffe.

Quand Armande fait fi du mariage, se plaint de ce qu'il offre de dégoûtant, de la sale vue sur laquelle il traîne la pensée, et qui fait frissonner, quand elle demande à sa sœur comment elle peut résoudre son cœur aux suites de ce mot, c'est la nature, c'est la raison, c'est la morale qui répond par la gracieuse bouche d'Henriette :

Les suites de ce mot, quand je les envisage,
Me font voir un mari, des enfants, un ménage;
Et je ne vois rien là, si j'en puis raisonner,
Qui blesse la pensée et fasse frissonner (1).

En vain les débauchés comme don Juan persiflent la constance ridicule « de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux (2); » en vain les hypocrites comme Tartuffe disent:

Le ciel défend, de vrai, certains contentements,
Mais on trouve avec lui des accommodements...
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense,
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence (3);

(1) Les Femmes savantes, act. I, sc. I. (2) Le Festin de Pierre, act. I, ́sc. II. (3) Le Tartuffe, act. IV, sc. v.

Voir plus haut, chap. V, p. 91.

en vain les raffinées comme Armande trouvent que c'est « jouer un petit personnage >>

De se claquemurer aux choses du ménage,.
Et de n'entrevoir point de plaisirs plus touchants
Qu'une idole d'époux et des marmots d'enfants (1):

l'homme et la femme ont par nature un penchant qui les porte à s'aimer; et cet amour peut, doit être satisfait par le mariage seulement. Le bon sens le dit, et Molière le répète par la voix de la fille fraîche, spirituelle et chaste qui dit du fond du cœur :

Et qu'est-ce qu'à mon âge on a de mieux à faire,

Que d'attacher à soi par le titre d'époux

Un homme qui vous aime et soit aimé de vous;

Et de cette union, de tendresse suivie,

Se faire les douceurs d'une innocente vie (2)?

par la voix de l'homme honnête et sensé qui dit avec autant d'esprit que de raison :

J'aime avec tout moi-même ; et l'amour qu'on me donne

En veut, je vous l'avoue, à toute la personne...

Je vois que dans le monde on suit fort ma méthode,

Et que le mariage est assez à la mode,

Passe pour un lien assez honnête et doux... (3).

Ce lien honnête seul peut satisfaire l'amour vrai sans blesser le respect et la pudeur qui en sont un

(1) Les Femmes savantes, act. I, sc. I.

(2) Id., act. I, sc. I.

(3) Id., act. IV, sc. II.

caractère essentiel (1); ce lien honnête seul peut assurer l'avenir des enfants, pour lesquels il n'y a que honte et malheur sans père et sans mère (2); ce lien honnête enfin seul peut fonder l'estime et l'échange de devoirs qui constitue la famille, et par suite la société.

Que deviendrait Orgon et sa maison, si Elmire n'était que sa sœur, ou son amie, ou sa maîtresse, enfin toute autre que sa femme? Qui donc aurait le dévouement de considérer comme une obligation le salut de la fille, du père, de la fortune? Qui donc surtout, excepté la femme, pourrait affronter l'épreuve qui est le seul moyen de démasquer le traître? Et le traître, pourquoi donc est-il si criminel, pourquoi son adultère paraît-il si odieux, sinon parce qu'il attaque une chose sacrée, l'union sur laquelle repose la famille (3) ?

Cet enseignement, qui devient sérieux presque jusqu'au tragique, se retrouve tout comique, mais non moins formel, dans le dévouement de Mme Jourdain pour son fou de mari (4); et certes c'est elle, si peu gracieuse qu'elle soit, qui a le beau rôle, quand elle dit à la belle marquise Dorimène, qu'elle trouve en partie fine chez son mari : « Pour une

(1) Voir plus haut, chap. VII, p. 133.

(2) Célie dans l'Etourdi; Isabelle et Agnès dans les deux Ecoles.

(3) Voir sur Tartuffe, plus haut, chap. II, p. 29; et sur Elmire, chap. VI, p. 105.

(4) Le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. ¡II-VII, XII.

grande dame, cela n'est ni beau ni honnête à vous, de mettre de la dissension dans un ménage, et de souffrir que mon mari soit amoureux de vous (1). »

Il n'y a pas à hésiter sur l'opinion ni sur l'influence de Molière en fait de mariage : le mariage est une chose sainte à laquelle sont obligés les honnêtes gens qui s'aiment; c'est un lien honnête :

Mais doux ??

Oui, au début, comme dit le bonhomme Anselme, qui est positif, et qui, en vrai négociant, trouve qu'il n'y a pas de mariage raisonnable sans argent :

Quand on ne prend en dot que la seule beauté,

Le remords est bien près de la solennité ;

Et la plus belle femme a très-peu de défense
Contre cette tiédeur qui suit la jouissance.
Je vous le dis encor: ces bouillants mouvements,
Ces ardeurs de jeunesse et ces emportements,
Nous font trouver d'abord quelques nuits agréables.
Mais ces félicités ne sont guère durables,
Et notre passion, alentissant son cours,
Après ces bonnes nuits donne de mauvais jours.
De là viennent les soins, les soucis, les misères
Les fils déshérités par le courroux des pères... (2).

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Et que sont les soucis matériels, auprès de tous ceux de l'esprit et du cœur, l'ennui, le dégoût, l'irritation, la haine même qui résulte du choc journalier des caractères; sans compter les inquiétudes, les dou

(1) Le Bourgevis gentilhomme, act. IV, sc. II..

(2) L'Etourdi, act. IV, sc. iv.

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