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nous-mêmes, et une sorte de comparaison tacite faite par notre conscience entre notre propre personne et ces personnages en l'air produits devant nos yeux. Parmi ces types créés par le caprice du génie, les uns sont attrayants et nous séduisent par le charme de leurs actions et de leurs paroles, tandis que d'autres nous paraissent odieux ou ridicules; et nous sommes trop charmés par le spectacle pour séparer, dans cette affection ou cette répulsion momentanée qu'inspirent ces agréables fantômes, le bien du mal et les défauts des qualités. Cette affection et cette répulsion ne s'appliquent qu'à des êtres imaginaires; mais ni leurs mœurs ni leurs caractères ne sont purement imaginaires. La vigueur avec laquelle sont accusés les traits des personnages, la mesure savante avec laquelle le ridicule est porté graduellement jusqu'à sa dernière limite, excitent des sentiments d'une vivacité insolite et forcent ab-` solument le rire. Comment nier l'influence morale d'un spectacle qui, en animant les vices ou les vertus personnifiées, nous les fait voir avec la même émotion que nous causeraient des personnes vivantes; qui, en répandant la grâce, sait nous séduire jusqu'à la passion, et, en déversant la moquerie, nous obliger à nous moquer malgré nous ? Ajoutez que, pour assurer le succès, l'auteur étale les travers les plus saillants de l'humanité, ceux qui occupent le plus de place dans le monde et dans la personne de chacun; en sorte que le type mis sur le théâtre, paraissant toujours tenir quelque chose de

nous-mêmes ou de notre société (1), ne peut nous laisser froids, ni par conséquent maîtres de notre jugement. Ajoutez enfin que l'auteur est Molière, le peintre le plus habile et le plus sûr, le plus capable de rassembler en une seule image palpitante de vie et de passion (2) tous les traits divers ramassés dans mille personnages, le plus puissant à imposer l'approbation, l'admiration, l'enthousiasme il est inutile d'insister pour faire comprendre la puissance morale de Molière.

Alors, on comprend aussi combien il est intéressant de connaître les idées morales de cet homme. Pouvait-il, sans être ému en quelque façon, étudier autour de lui la foule vivante du flot de laquelle il savait tirer ses types? Pouvait-il se livrer à l'étude approfondie du cœur humain sans être guidé par des principes et sans tirer des conclusions ? Pouvait-il s'empêcher de juger et ceux qu'il copiait et l'idéale copie qu'il en produisait ? Pouvait-il cacher toujours son approbation ou son amertume sous un rire uni

(1) « Jusque-là, il y avoit eu de l'esprit et de la plaisanterie dans nos comédies; mais il y ajusta une grande naïveté, avec des images si vives des mœurs de son siècle, et des caractères si bien marqués, que les représentations sembloient moins être des comédies que la vérité même : chacun s'y reconnoissoit, et encore son voisin, dont on est plus aise de voir les défauts que les siens propres. » Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant le dix-septième siècle, article J.-B. Poquelin de Molière (1696).

(2) « Il a eu encore le don de distribuer si bien les personnages... qu'ils sembloient moins des acteurs de comédie que les vraies personnes qu'ils représentoient. » Perrault, Les Hommes illustres, art. Molière.

forme? Enfin, son grand sens, sa délicate sensibilité, son observation pénétrante, toutes ses éminen tes facultés pouvaient-elles s'appliquer à la peinture d'un caractère, à l'intrigue d'une passion, à la composition d'une scène de mœurs, sans y laisser jamais percer l'expression d'une opinion intime ou d'une émotion personnelle?

Une telle comédie, faite par un tel homme, passe son but malgré elle. Elle voudrait faire rire seulement, et elle fait penser. Elle voudrait se contenter de peindre, et elle juge. Elle voudrait n'offrir qu'un spectacle divertissant, et elle apporte un enseignement tacite qui s'insinue sans qu'on le sente, et s'établit silencieusement dans l'esprit par la force dominatrice du génie. Le théâtre de Molière est comme une tribune, du haut de laquelle les paroles ont un retentissement si grand qu'elles pénètrent partout, et une telle autorité qu'elles se fixent à l'état de maximes dans toutes les âmes. Malgré lui, cet homme, qui ne voudrait que divertir, moralise ou corrompt par son divertissement.

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Recherchons donc quels principes moraux régnaient chez lui, quel enseignement ressort de son théâtre quelle influence y subit la foule qui vient s'y divertir: en un mot, quelle est la morale de Molière.

Cette recherche doit se borner à ses œuvres. S'il avait d'autres idées que celles qui y percent, c'est une question obscure d'abord, puisque pour l'éclairer on est réduit à des hypothèses, et ensuite peu

intéressante, puisque ses idées cachées n'ont pu avoir l'influence de celles qu'il a exprimées. D'ailleurs, pour des hommes d'un tel génie, leurs œuvres, c'est eux-mêmes : ils ne sont point des déclamateurs; c'est avec leur cœur qu'ils écrivent. Ceux qui ont voulu voir en Molière un mélancolique habillant sa tristesse sous une gaieté forcée, ou un voluptueux sans autre pensée que le plaisir, ont fait preuve, les premiers d'une clairvoyance voisine de l'imagination pure (1), et les autres d'une ignorance réelle sur la philosophie de son maître Gassendi (2)

Il faut étudier Molière dans Molière, et se contenter d'y bien voir si l'on peut, sans prétendre aller plus loin, ni deviner en lui un autre lui-même. Cette étude n'est point facile; car Molière était un habile homme. Sans doute, ce contemplateur (3) de l'humanité portait un jugement précis sur ce qu'il observait; mais ce jugement, il ne le disait pas. Il semblait fuir autant que possible la responsabilité morale inséparable de son œuvre. Il se contentait de

(1) Sainte-Beuve, Port-Royal, liv. III, chap. xv et xvi.

(2) Gassendi, saint prêtre et éminent philosophe, n'a jamais été matérialiste ni épicurien que pour ceux qui ne l'ont pas lu sérieusement. Le prétendu épicurisme de Molière, fondé sur les leçons de Gassendi, est une des plus curieuses chimères de l'histoire des lettres. Il était mieux apprécié par Goldoni, qui fait dire à Chapelle « Nous avons suivi tous deux ensemble les leçons de Gassendi. Il faut avouer que ce grand homme a bien perdu sa peine; il a fait là vraiment deux fameux élèves. » Molière, act. III, sc. I. Remarquez d'ailleurs que c'est par la pédante Armande et par la folle Bélise que Molière fait approuver la philosophie atomistique (Les Femmes savantes, act. III, sc. 11). - Voir plus loin, sur la question de Gassendi, chap. XI.

(3) C'est Boileau qui dans l'intimité donnait ce surnom à son ami.

mettre les mœurs en tableaux, de dessiner nettement un caractère, de faire ressortir les travers d'un personnage par le contraste exagéré d'un autre, sans presque jamais dire ce qu'il pensait au fond, ni vouloir, comme le font souvent les modernes, proposer aux spectateurs, dans l'espèce de problème moral qu'il agitait devant eux, une solution si secondaire à ses yeux qu'elle manque absolument à quelques-uns de ses chefs-d'œuvre. Il voulait simplement plaire par son tableau de mœurs, et laisser ensuite chacun libre d'en tirer la conclusion qu'il pouvait.

C'est une erreur que d'avoir cherché dans ses pièces des types absolus de vice et de vertu. Il se serait bien gardé d'en mettre sur le théâtre, quand il n'en existe point dans la réalité. Pourtant des critiques, et illustres, ont tour à tour pris dans ses comédies certains personnages pour le modèle de l'honnête homme selon lui: on l'a accusé de juger comme Chrysale les choses de l'esprit, d'être bourru comme Alceste ou indulgent comme Philinte (1), sans s'apercevoir que, dans chaque drame, divers types étaient opposés pour faire contraste, sans qu'aucun

(1) « Un autre défaut de Molière, que beaucoup de gens d'esprit lui pardonnent et que je ne puis lui pardonner, c'est qu'il a donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu. » Fénelon, Lettre à l'Académie françoise, VII. Voir aussi J.-J. Rousseau, Lettre à d'Alembert sur les Spectacles, plus loin, chap. III, page 44, note 1. Oui, Molière a tourné l'honnêteté pure et simple en ridicule dans le personnage de M. Jourdain; il a voulu humilier la bourgeoisie. » Mercier, Du théâtre, chap. VII.

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