Images de page
PDF
ePub

ment, l'intelligence et le cœur pour eux seuls? La jeunesse n'est-elle donc pas assez présomptueuse, qu'il faille ainsi la flatter et lui rendre méprisable tout ce qui n'est pas jeune et entreprenant comme elle? Tous ces beaux et nobles jeunes gens ne serontils donc jamais pères un jour? Toutes leurs qualités seront-elles donc changées en ridicules ou en vices par les années? Cléonte et Clitandre deviendront-ils donc nécessairement des Chrysale et des Jourdain (1) ? N'y en aura-t-il pas un qui atteigne la maturité et la vieillesse sans perdre tout ce qui faisait sa valeur de jeune homme, sans acquérir rien de ce qui fait la dignité du vieillard? N'y en aura-t-il pas un qui s'occupe de ses enfants? qui songe à leur éducation et à leur bonheur? qui sache avoir la fermeté pour les conduire et l'indulgence pour se faire aimer?

A peine trouve-t-on dans tout le théâtre de Molière deux pères qui prononcent quelques paroles dignes de ce titre le père de don Juan, qui vient se faire insulter inutilement par un fils perdu de débauche (2), celui d'Hippolyte, qui vient donner à un jeune homme perdu d'amour d'inutiles conseils de modération (3). Mais de quel droit les pères parlent-ils raison aux enfants sur ce théâtre? En voyons-nous un seul qui, par l'accomplissement des devoirs paternels, ait acquis sur ses fils un empire légitime, ou qui du

(1) Les Femmes savantes, le Bourgeois gentilhomme.

(2) Don Louis dans le Festin de Pierre, act. IV, sc. vi; act. V, sc. I. (3) Anselme dans l'Etourdi, act. IV, sc. iv.

moins, par la tendresse et l'indulgence, ait mérité leur confiance? A qui doivent-ils s'en prendre, quand les héritiers de leur nom leur crient : « Le mieux que vous puissiez faire, c'est de mourir le plus tôt que vous pourrez (1), » et répondent à leur malédiction : « Je n'ai que faire de vos dons (2)? »

Quelle ne doit pas être la démoralisation lente produite par un spectacle qui dure sans interruption depuis deux siècles, et qui enseigne sans cesse aux jeunes gens à rire de ce que le devoir et la nature leur ordonnent de respecter ? Si cette détestable leçon était donnée d'une manière formelle, peut-être serait-elle moins démoralisatrice; mais grâce aux ridicules d'avarice, d'égoïsme, de routine, d'abus d'autorité attribués libéralement aux vieillards; grâce aux qualités de cœur accordées surabondamment aux jeunes gens, il n'y a rien qui choque, à première vue, dans cette continuelle révolte des

(1) Le Festin de Pierre, act. IV, sc. ix.

(2) L'Avare, act. IV, sc. v. Voir, sur cette scène, Saint-Marc Girardin, Cours de Littérature dramatique, tome I, XIII. L'immoralité de l'Avare au point de vue paternel est signalée par J.-J. Rousseau : « C'est un grand vice assurément d'être avare, et de prêter à usure; mais n'en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire les plus insultants reproches; et, quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d'un air goguenard qu'il n'a que faire de ses dons? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable? et la pièce où l'on fait aimer le fils insolent qui l'a faite en est-elle moins une école de mauvaises mœurs?» (Lettre à d'Alembert sur les Spectacles.) La défense de Molière sur ce point, présentée par Chamfort et Laharpe, n'est pas acceptable moralement parlant. Voir d'ailleurs sur l'Avare, plus haut, chap. II, p. 34.

cheveux blonds contre les cheveux blancs la raison, la morale même semble l'approuver; et de là sort enfin une telle habitude de dénigrement pour l'autorité paternelle, qu'on doit peut-être attribuer à Molière une part de notre Révolution dans ce qu'elle a eu de plus mauvais, une part dans l'opposition systématique aux droits du père qui règne jusque dans nos codes actuels.

Non-seulement les pères de Molière sont tous objets de moquerie ou de mépris, mais les gens qui ne sont pas pères ont par contraste toutes les qualités que ceux-ci devraient avoir. Sur ce théâtre, la raison, les bons conseils, l'esprit de conduite, la modération, l'indulgence, enfin toutes les vertus paternelles sont l'apanage des vieux garçons. Voyez les Cléante (1), les Ariste (2), les Béralde (3) : quel malheur qu'ils n'aient rang dans la famille que d'oncles et de beaux-frères ! Mais non sans doute qu'en devenant maris et pères, ils perdraient aussitôt leur bon sens, leur esprit et leur cœur.

C'est faux; le poëte est là en opposition formelle avec la raison et avec lui-même, quand il peint l'amour si beau (4), le mariage si excellent (5), et

(1) Le Tartuffe, act. I, sc. I-VI; act. IV, sc. 1; act. V.

(2) Les Femmes savantes, act. II, sc. I-IV, IX; act. IV, sc. vii; act. V, sc. IV, V.

(3) Le Malade imaginaire, act. II, sc. xII; act. III, sc. I-IX, XVI-XXIII.

(4) Voir plus haut, chap. VII, p. 121.

(5) Id., chap. VIII, p. 145.

qu'il ne représente jamais une famille honnête ni heureuse, où les parents aiment leurs enfants avec intelligence et dévouement, où l'expérience et l'âge aient raison contre la fougue des passions juvéniles.

Quelles mères devraient faire les Henriette et les Eliante (1)! Il n'y en a pourtant qu'une vraiment respectable sur ce théâtre, Elmire (2), et c'est une belle-mère ! Les autres, Mme Jourdain (3), Philaminte (4), Béline (5), sont si ridicules ou si égoïstes, qu'il n'y a pas moyen que leurs filles les respectent ou les aiment. Quant aux personnes comme Mme de Sotenville née de la Prudoterie (6), comme la comtesse d'Escarbagnas (7), comme Bélise (8), comme Mme Pernelle (9), on ne peut les citer comme membres d'une famille ce sont des fléaux domestiques, que les enfants semblent trop bons de supporter avec tant de patience.

A ce point de vue, le théâtre de Molière présente un perpétuel contre-sens; il est impossible que des parents si dépourvus d'intelligence et d'élévation produisent toujours des enfants si admirables.

(1) Voir plus haut, chap V, p. 92; chap. VI, p. 103, 112; chap. VII, p. 137; chap. VIII, p. 150.

(2) Id., chap. VI, p. 105.

(3) Le Bourgeois gentilhomme. Voir plus haut, chap. VI, p. 110.

(4) Les Femmes savantes. Voir plus haut, chap. V, p. 91.

(5) Le Malade imaginaire. Voir plus haut, chap. VI, p. 109.

(6) Le Mari confondu. Voir plus haut, chap. VI, p. 109.

(7) Voir plus haut, chap. V, p. 88.

(8) Les Femmes savantes. Voir plus haut, chap. V, p. 91. (9) Le Tartuffe. Voir plus haut, chap. VI, p. 109.

La nature peut faire une fois par hasard un tel prodige; mais ici le prodige passe à l'état de loi. C'est un mensonge moral, de prétendre que des fils puissent être pleins d'honneur et de raison, des filles pleines de délicatesse, de pudeur et de grâce, sans que pères ni mères leur aient rien donné de ces qualités, ni par éducation, ni par héritage.

Ce contre-sens et ce mensonge sont poussés à l'extrême dans les personnages qui sont les seuls vrais représentants de la famille chez Molière les domestiques (1). Je demande si ces admirables servantes, dévouées, désintéressées, aimantes, qui sont des mères pour les enfants et une providence pour la maison, peuvent se trouver au foyer d'Orgon, de Philaminte, de M. Jourdain, d'Argan et de Béline (2)? Des domestiques si précieux et si rares, s'ils existent, sont produits lentement, à force de soins et d'exemples, par l'esprit de famille c'est un fruit que les enfants doivent aux vertus des parents, aux traditions d'ordre et de bonté des aïeules et des mères; et si l'on n'en trouve plus de tels aujourd'hui, c'est que l'esprit de famille s'en est allé de notre société, par notre faute, et aussi par celle de Molière.

C'est une singulière aberration du génie, que de méconnaître ce qu'il y a de touchant, de grand, de

(1) Est-ce parce que dans son ménage il ne trouva guère affection ni soins constants que de la part de Laforêt?

[merged small][ocr errors]
« PrécédentContinuer »