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Mais on reculerait devant les conséquences de cette thèse, si l'on ne formulait une conclusion plus précise encore, et si, devant l'œuvre du plus grand de tous les auteurs et acteurs comiques, on ne parlait de la question générale des spectacles; car enfin, si le spectacle est absolument condamnable, Molière l'est aussi.

N'ayant en vue que la morale, on ne prétend point examiner cette question par le côté de l'histoire ni par celui de la critique, ni dire en quelques pages ce qui a produit tant de volumes, ni trancher présomptueusement un point difficile qui a occupé et divisé tant d'hommes illustres. On ne recherchera ni les origines du théâtre, ni les époques où la comédie s'est particulièrement corrompue, ni les opinions qu'ont eues sur ce grave sujet les philosophes, les moralistes et les Pères. On veut aller plutôt à la pratique qu'à l'érudition, et essayer de présenter nettement les considérations naturelles qu'inspire une étude morale de Molière.

Il est d'abord évident que, dans la répugnance de l'Eglise catholique pour les représentations théâtrales, il y a un souvenir des abominables jeux du Cirque, où le spectacle, mêlé d'une prostitution monstrueuse et sacrée, passait incessamment, pendant des journées et des semaines entières, d'un combat de gladiateurs à une atellane obscène, à une naumachie, à une comédie, à un repas de bêtes nourries de martyrs, ou à une brûlerie de chrétiens enduits

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de poix. Cela durait du jour au soir sans interruption, et il n'est pas étonnant que l'Eglise ait tout enveloppé dans une même et formelle réprobation.

Même pour les spectacles modernes, la défense générale de ce genre de plaisir paraîtra raisonnable à ceux qui voudront réfléchir que l'Eglise, institutrice et gardienne de la morale pour ses fidèles, doit nécessairement leur interdire, comme dangereux, un divertissement où il est incontestable que la morale est souvent blessée, et où le talent des auteurs et des acteurs s'efforce d'enlever aux spectateurs émus le calme nécessaire pour discerner équitablement le bien et le mal. Quand même ce plaisir ne serait pas universellement blåmable, et quand même telles et telles personnes pourraient y assister sans danger, l'Eglise, par son caractère de catholicité, c'est-à-dire d'universalité, a des règles disciplinaires très-générales, et défend l'usage de ce qui est généralement mauvais, sans entrer dans le détail des circonstances où l'inconvénient peut disparaître (1).

En sorte qu'aucun moraliste ne peut sérieusement blâmer l'Eglise à cet égard: au contraire, on doit la louer de son extrême et maternelle précaution pour les âmes. De même, on doit la louer d'interdire à ses fidèles une profession évidemment dangereuse au point de vue moral. Si elle n'avait pas des prescriptions semblables, elle cesserait d'être une rigoureuse

(1) Le même esprit d'intérêt prudent pour la masse des faibles et des ignorants inspire la congrégation de l'Index dans ses interdictions, souvent mal comprises par ceux qui ne se placent pas à son point de vue.

et toute pratique institution des devoirs; elle deviendrait simplement une théorie morale, plus ou moins sévère que les théories philosophiques de même sorte, sans avoir ni plus d'influence ni plus d'autorité.

D'ailleurs, sans entrer dans la discussion des textes et des décrets par lesquels elle a condamné généralement la comédie et les comédiens, il est nécessaire de remarquer qu'elle n'a jamais vu là ni une question de dogme ni une question de morale proprement dite, mais simplement une question de discipline, qui par là même n'a point un caractère absolu, puisque l'Eglise a souvent modifié sa discipline suivant les temps et les pays. Et sur ce point, on peut remarquer encore que plus d'un Père de l'Eglise s'est appliqué à des œuvres théâtrales; que notre théâtre moderne, né dans l'Eglise même, n'a été proscrit par elle qu'après plusieurs siècles et pour des abus réels; que de tout temps elle a eu des ministres très-éclairés qui se sont occupés de comédie; et qu'enfin aujourd'hui des évêques très-sages dirigent des colléges où les élèves ont souvent pour récréation des représentations dramatiques empruntées au génie antique et païen autant qu'au génie moderne et chrétien.

Il est donc évident que ce n'est pas la chose en soi que l'Eglise condamne, mais un certain usage et une certaine influence (1). A ce sujet, elle suit les

(1) « Les jeux, les bals, les festins, les pompes, les comédies, en leur substance, ne sont nullement choses mauvaises, ains indifférentes, pouvant être

conséquences rigoureuses de sa nature divine; l'esprit qui l'anime est éminemment prudent et moral; et il n'est pas sans intérêt d'observer que, parmi les moralistes, le plus grand philosophe de l'antiquité et le plus célèbre utopiste du dix-huitième siècle ont été d'une sévérité plus absolue.

Mais, d'autre part, Molière dit, avec beaucoup de raison (1), que la masse des hommes n'est point appelée à n'avoir pour occupation unique que les choses qui regardent directement Dieu et le salut. Cette perfection morale, par cela même qu'elle est perfection, n'est proposée qu'à un très-petit nombre. Tous ceux qui travaillent péniblement pour gagner le pain de chaque jour, et qui accomplissent en silence, par une lutte humble et continue, les obscurs devoirs de la vie, le peuple en un mot, a besoin de divertissement. Vouloir que les divertissements soient essentiellement instructifs et moraux est une utopie c'est leur ôter le caractère même de divertissements. Mais il y a un suprême intérêt à ce qu'ils soient du moins innocents (2) et à ce qu'ils délassent l'homme sans le corrompre.

Je ne dis pas que dans les campagnes, où le travailleur exerce jusqu'à l'épuisement ses forces musculaires, la simple inaction ne soit pas une dis

bien et mal exercées. » Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, chap. XXIII.

(1) Préface du Tartuffe.

(2) Voir plus haut, chap. I, p. 8.

traction suffisante, et qu'un repos du corps, entremêlé de causerie, de musique simple ou de danse violente, ne fasse pas, avec les heures passées à l'église, une journée de relâche suffisante, quoique la danse ait ses inconvénients, et que le cabaret soit trop souvent en face de la porte du temple.

Mais à notre époque, où l'activité intellectuelle prend chaque jour plus d'intensité, et où la civilisation urbaine envahit les campagnes, n'y a-t-il pas un intérêt grave, presque une nécessité, à ce que les distractions mêmes deviennent intellectuelles? Ce qui peut être innocent aux champs prend souvent dans les grandes cités, par la surexcitation de l'intelligence et des sens, un caractère funeste, aussi bien que le jeu, aussi bien que le verre de vin bu librement entre amis.

Alors le moraliste doit être vivement préoccupé d'un divertissement intellectuel comme le théâtre. Il pense à tout ce qu'une scène habile, sans prétention à l'enseignement moral, mais du moins sans immoralité, peut offrir d'utilité pour la société. Et puis, en même temps, il est navré de l'action de nos théâtres, qui, surtout dans les plus grandes villes, ne cherchent à attirer la foule que par une obscénité à peine déguisée, et par l'étalage en grand de nudités physiques et morales, que la police ne laisserait pas un instant dans la rue. C'est un scandale avec privilége.

Alors on se retourne vers Molière avec un senti

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