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Dorine répond sur le même ton à Mariane, qui aime mieux se donner la mort que d'épouser Tartuffe :

Fort bien c'est un recours où je ne songeois pas ;
Vous n'avez qu'à mourir pour sortir d'embarras :
Le remède sans doute est merveilleux ! J'enrage,
Lorsque j'entends tenir ces sortes de langage (1).

Le même esprit éclate dans la scène où Lucinde désespérée dit: Je veux mourir, ouvre « la fenêtre qui regarde sur la rivière, et... la referme tout doucement (2). » Cette satire comique du suicide est achevée dans l'adieu larmoyant de Covielle: Nous allons mourir (3).

Le suicide, qui tient tant de place dans nos romans et nos drames, paraissait à Molière une folie et un crime tel, qu'il ne le jugeait pas digne de faire un ressort de la comédie : il n'en parlait que pour rire.

Mais cette sorte de suicide ou d'homicide à deux qu'on appelle duel régnait de son temps dans la société. Ni les édits de Richelieu ni ceux de Louis XIV n'avaient pu faire renoncer la noblesse à cette preuve de l'honneur. Molière a parlé du duel, ou l'a mis en action onze fois dans son théâtre (4) : il a couvert de

(1) Le Tartuffe, act. II, sc. III.

(2) L'Amour médecin, act. I, sc. VI.

(3) Le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. x.

(4) Le Dépit amoureux, act. V, Sc. II; le Cocu imaginaire, sc. XVII; les Fâcheux, act. I, sc. x; act. III, sc. Iv; le Mariage forcé, sc. XVI; le Festin de Pierre, act. III, sc. iv, v; act. V, sc. 1; le Misanthrope, act. II, sc. vi;

ridicule la prétendue bravoure des batteurs de fer comme La Rapière (1), le Maître d'armes de M. Jourdain, ou le Spadassin des Fourberies de Scapin; il s'est moqué hardiment, devant une cour de gentilshommes chatouilleux sur le point d'honneur, de la prétention de faire consister l'honneur dans une provocation bien faite, et un coup d'épée bien donné ou bien reçu ; il a fait rire à gorge déployée de l'habileté de M. de Sotenville à bien pousser une affaire; les formes du doucereux Alcidas et la raison démonstrative de M. Jourdain sont devenues proverbiales. Il a loué justement la sage institution du tribunal des maréchaux, chargé de décider si le combat était nécessaire pour vider une querelle difficile ou même impossible à soumettre aux tribunaux ordinaires (2). Il a fermement approuvé le roi de tenir la main à l'exécution de ses édits sur cette matière (3). Enfin

act. IV, sc. 1; l'Amour peintre, sc. XIII; le Mari confondu, act. I, sc. VIII; le Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. ш; act. III, sc. III; les Fourberies de Scapin, act. III, sc. II.

(1) « On ne saurait signaler (dans le Dépit amoureux) aucune intention de satire contemporaine, si ce n'est peut-être le passage où un bretteur du nom de La Rapière vient offrir ses services à Eraste qui les refuse avec mépris. Un des meilleurs services qu'ait rendus le prince de Conti aux états de Montpellier, moins de deux ans avant l'époque de la représentation du Dépit amoureux à Béziers, était d'avoir obligé non sans peine la noblesse de Languedoc à souscrire la promesse d'observer les édits du roi contre les duels. » A. Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, 1o partie.

(2) Le Misanthrope, act. II, sc. vII; act. IV, sc. I. On ne peut s'empêcher de regretter, dans notre société, l'absence de cette excellente institution de Louis XIV.

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il a declaré avec raison, par la bouche d'Eraste, qu'un homme qui a fait ses preuves n'a pas besoin de cela pour montrer qu'il n'est point un lâche (1).

Si l'on se reporte au temps où Molière écrivait (2), on doit l'admirer d'avoir osé dire si nettement son opinion, et d'avoir si bravement appuyé les efforts de Louis XIV pour abolir l'usage quotidien et vraiment barbare du duel à cette époque.

(1)

J'ai servi quatorze ans, etc.

Les Fâcheux, act. I, sc. x.

La portée morale de cette scène est bien appréciée par J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. I, à la fin.

(2) Voir Loret, Lettre du 6 février 1655. — A toutes ces excellentes scènes, il faut joindre les scènes III-x de la Pastorale comique, dont il ne nous reste que quelques paroles chantées, mais qui étaient certainement une satire fort risible du duel.

CHAPITRE III.

L'HONNÊTE HOMME.

La débauche, l'avarice, l'imposture, l'homicide, sont condamnés et détestés par Molière : est-ce assez ?

Il y a des points plus délicats, où la morale paraît moins intéressée, et où elle l'est pourtant. Il y a des vices de bonne compagnie qui passent, aux yeux indulgents du monde, pour de légers défauts ou même pour des qualités de société. Molière a-t-il seulement l'idée de la vertu banale et de la morale élastique à l'usage des gens du monde, ou son âme élevée conçoit-elle cette honnêteté supérieure, cette perfection scrupuleuse qui sait joindre la politesse exquise à la vertu rigide, et qui constituait de son temps l'honnête homme? Est-ce assez, selon lui, pour être honnête homme, d'éviter ce que condamne le code? A-t-on droit à ce titre quand on hait en gros le vice, quand on aime en gros la vertu, et quand on désire en général se défendre soi-même et protéger les siens contre la dégradation morale?

Non l'homme, être perfectible, n'est honnête homme qu'en s'appliquant de toutes ses forces à régler en soi les passions excessives, à se rendre meil

leur de toutes façons, par le travail, par la science, par la charité, par les manières même et par la politesse, par l'esprit et par le corps, enfin à s'approcher autant que possible du type idéal de l'humanité; en sorte qu'il réalise le vœu de Platon, qui demande que la vie du sage soit un effort pour se rendre semblable à Dieu (1), ou plutôt qu'il obéisse au commandement du Christ: Soyez parfaits comme

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votre Père céleste est parfait >> ·

Ce n'est pas seulement en gros et dans les circonstances importantes qu'il faut être vertueux : l'honnêteté consiste à se perfectionner en tout genre, à poursuivre le bien en toutes choses, à fuir, après les vices, les défauts, les travers, les ridicules même, et toutes les misères adhérentes à l'humanité, qui rendent quelquefois les petites vertus plus difficiles à pratiquer que les grandes.

Or, cette délicatesse morale, Molière l'a eue au plus haut degré, et l'a exprimée avec un suprême génie dans le Misanthrope (3).

Que ce drame sans action et sans dénoûment soit, au point de vue littéraire, un chef-d'œuvre inimitable, un des monuments les plus glorieux de l'esprit humain, ce n'est point ici la question le Misanthrope est une composition essentiellement morale (4).

(1) République, liv. VII.

(2) Matth., chap. V, v. 48. (3) 1666.

(4) Voir D. Nisard, Histoire de la littérature française, liv. III, chap. ix, 84, le Misanthrope.

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