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La coquetterie de Célimène, l'hypocrisie d'Arsinoé, la paresse vaniteuse des deux marquis, l'insouciance équivoque de Philinte, la fatuité d'Oronte, y sont exposés sous leur vrai jour, et le ridicule dans lequel tombe Alceste, par son exagération quelque peu personnelle, ne fait nul tort à l'estime réservée à sa loyauté et à sa franchise vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres. Après avoir lu, après avoir vu cette pièce, on aime, on plaint, on estime l'honnête homme, un peu exagéré dans la manifestation de son honnêteté, un peu imparfait parce que la perfection n'est point humaine. On sent une joie sincère à voir Eliante, par sa grâce sereine, apporter à la rude vertu d'Alceste cet adoucissement de la vraie politesse, qui n'est autre que la fleur de la charité. Mais on condamne, sans compromis quoique sans amertume, les autres personnages, dignes d'indulgence parce qu'ils sont hommes, dignes de blâme parce qu'ils se laissent aller sans résistance aux premières poussées du vice, qu'il faut appeler par son nom, si poli, si élégant, si atténué par la mode et l'usage qu'il se présente. Aveugles étaient ceux qui ne voulaient voir dans cet intéressant tableau qu'un vernis de ridicule appliqué, pour l'amoindrir, à un homme irréprochable (1).

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(1) Fénelon, Lettre à l'Académie françoise, VII. Voir plus haut, chap. I, page 18, note 1. J.-J. Rousseau: « Vous ne sauriez me nier deux choses, l'une qu'Alceste est dans cette pièce un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien; l'autre, que l'auteur lui donne un personnage ridicule. C'en est assez ce me semble pour rendre Molière inexcusable. » Lettre à d'Alembert sur

Eh! oui, Alceste est maladroit, même brutal, dans sa façon trop franche de faire la leçon aux autres. Eh! oui, lui, l'homme parfait, il est sottement amoureux d'une incorrigible coquette. Oui, il commet la faute de porter sur les hommes qui s'abandonnent au vice la haine qu'il devrait réserver au vice seulement (1). Je ris, quand je le vois, par ses boutades, servir de risée à tout un salon de gens raffinés qui ne le valent pas (2); je ris, quand je le vois offrir sa main, sa noble main, à une femme qui se joue de lui visiblement (3), et refuser celle qu'une digne fille lui offre presque, vaincue par tant de vertu (4); je ris, quand je lui vois prendre sa belle résolution

De fuir en un désert l'approche des humains (5).

Mais il est certain qu'en riant je l'estime, je le plains, je l'admire, et que je ne comprends pas ceux qui ont accusé Molière d'avoir là bafoué la vertu, à moins qu'ils n'eussent eux-mêmes pour vertus que les ridicules d'Alceste. La vertu d'Alceste est intacte

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Voir Laharpe, Cours de littérature, partie II, liv. I, chap. vi,

(1) Le Tartuffe, act. I, sc. vI :

Jamais contre un pécheur ils n'ont d'acharnement;

Ils attachent leur haine au péché seulement.

(2) Le Misanthrope, act. II, sc. v, VII.

(3) Id., act. IV, sc. III; act. V, SC. II, IV, V, VII.

(4) Id., act. IV, sc. I.

(5) Id., act. I, sc. I.

et respectée au milieu de tout le rire soulevé par ses ridicules; et moi-même, simple et faible spectateur, l'auteur me force par un coup de génie à faire nettement cette distinction qu'Alceste ignore, du mal même que je hais, et de l'homme, qui peut en être atteint jusque dans la plus haute vertu, et que j'aime pourtant, pour sa vertu et pour lui.

Ces réflexions font comprendre la prédilection de Molière pour cette œuvre mal entendue par ses contemporains (1). Un tel génie devait être content de soi, quand il touchait si admirablement les points où le monde s'imagine que la morale n'a rien à voir, parce que le sens moral du monde est émoussé par la double habitude du plaisir, qu'on croit honnête tant qu'il n'est point scandaleux, et de l'intérêt, qu'on croit permis tant qu'il n'est point criminel. C'est là que Molière me paraît vraiment un moraliste ; c'est là qu'il enseigne avec une délicatesse supérieure en quoi consiste le parfait honnête homme, et qu'il distingue avec une finesse sans égale ce qui est bon et ce qui est inférieur dans une âme aussi élevée et aussi peu accessible au mal que celle du Misanthrope. Cette distinction, je le répète, il suffit d'un peu de bon sens pour que chacun la fasse naturellement, sans effort, toujours conduit et averti par l'auteur depuis le commencement jusqu'à la fin.

(1) Voir J. Tachereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II; A. Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, 2e partie; F. Génin, Vie de Molière, chap. IV.

Alceste a raison, quand il veut

qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur ;

quand il déclare que

L'ami du genre humain n'est pas du tout son fait,

et quand il condamne sans pitié

Ce commerce honteux de semblants d'amitié,

ces protestations que le monde prodigue au premier faquin, en prostituant cette chose sacrée, l'amitié (1). Mais il a tort, quand, au lieu d'accepter qu'on garde au moins le silence sur les défauts des autres qu'on n'est pas chargé de corriger, il veut qu'on aille déclarer à chacun le mal qu'on pense de lui (2).

Il a raison de s'indigner contre la vénalité de la justice; mais il a tort et il devient ridicule, quand il en vient à vouloir perdre sa cause pour la beauté du fait (3).

Il a raison de refuser l'amitié banale d'Oronte; il a raison de trouver détestable le méchant goût du siècle en littérature; mais il a tort d'aller dire au nez d'un auteur que ses vers sont bons à mettre au cabinet,

Et qu'un homme est pendable après les avoir faits (4).

(1) Le Misanthrope, act. 1, sc. 1.

(2) Id., act. I, sc. I.

(3) Id., act. I, sc. I.

(4) Id., act. I, sc. II, VII.

Il est admirable dans sa loyauté en amour (1), dans son indignation contre les mensonges du cœur (2), dans sa bonté à pardonner une tromperie d'autant plus indigne qu'elle s'adresse à un homme comme lui (3); mais il exprime ridiculement un amour mal fait pour une âme comme la sienne, et mal placé sur une femme incapable de le comprendre (4).

Enfin, surtout, il a tort, et ses travers, jusqu'ici excusables, nobles, héroïques même (5), deviennent une faute véritable quand, pour tous les ridicules, tous les vices qu'il voit autour de lui, il conçoit contre l'humanité cette haine violente qu'il ne cesse d'exprimer depuis la première scène jusqu'à la dernière :

Tous les hommes me sont à tel point odieux
Que je serois fâché d'être sage à leurs yeux.

PHILINTE.

Vous voulez un grand mal à la nature humaine?

ALCESTE.

Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.

PHILINTE.

Tous les pauvres mortels sans nulle exception

Seront enveloppés dans cette aversion?

Encore en est-il bien dans le siècle où nous sommes...

(1) Le Misanthrope, act. I, sc. 1; act. II, sc. 1.

(2) Id., act. IV, sc. II, III.

(3) Id., act. V, sc. vII.

(4) Id., act. IV, sc. III.

(5) Id., act. IV, sc. I.

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