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l'Amour peintre, au Valère du Médecin malgré lui, à l'Eraste de M. de Pourceaugnac, à l'Octave et au Léandre des Fourberies de Scapin: tous ces jeunes hommes mêlent des ruses honteuses, dégradantes, à la noblesse d'un amour qui touche au sublime par le dévouement et la délicatesse. Tant d'honneur fait qu'on a de la tolérance pour leurs basses intrigues, et qu'on ne voit pas qu'ils s'y déshonorent. Peut-on aimer comme le Dorante du Bourgeois gentilhomme, et voler en même temps l'or, les bagues même que l'on offre à sa maîtresse; la laisser entretenir par un vieux fou qu'on flatte, et faire argent de l'honneur de celle qu'on veut s'attacher par un lien sacré (1)?

Qu'on ne dise point que cela importe peu à la morale. Une des principales immoralités des romans et des drames, c'est de faire croire à la possibilité de l'alliance de vices et de vertus incompatibles. C'est par là qu'on arrive aux saints forçats de M. Victor Hugo (2). Cela produit de l'effet sans doute, mais surtout l'effet de nous donner dans la pratique moins d'horreur pour les vices réels auxquels nous cédons, en nous excusant sur la compensation que nous établirons par des mérites et des vertus possibles, dont

(1) Le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. IV, VI, XVIII, XIX; act. IV, sc. 1. Dans cette circonstance, Molière tombe certainement sous le coup du chap. V des Maximes et Réflexions sur la Comédie de Bossuet: Si la comédie d'au→ jourd'hui purifie l'amour sensuel en le faisant aboutir au mariage : « Encore que vous ôtiez en apparence à l'amour profane ce grossier et cet illicite dont on auroit honte, etc. » Ce n'est que par convenance que la belle marquise finit par épouser Dorante. Voir d'ailleurs, sur ce chapitre de Bossuet, plus loin, chap. VIII. (2) Les Misérables.

nous n'avons pas même l'intention. Ici le moraliste se rencontre avec le poëte pour insister sur le précepte inattaquable d'Horace : Et sibi constet (1).

Que conclure? Et que dire en sortant d'un spectacle qui a commencé par le Misanthrope, et qui se termine par les Fourberies de Scapin?

:

La vérité c'est que l'auteur atteint, dans tous les genres, au sublime du comique, et qu'il est un comédien parfait.

Et s'il faut lui reprocher de nous avoir souvent forcés à applaudir ce que nous devons condamner, d'avoir maintes fois employé la puissance de son génie à flétrir la fleur de notre sens moral par l'entraînement du rire, il faut, sans lui pardonner cette erreur, lui rendre la justice que personne n'a plus fermement parlé le langage du bon sens, qui doit nous conduire dans la pratique de la vie ; personne n'a mieux compris ni montré quel ensemble de vertus supérieures doit se rencontrer en un homme pour qu'il soit honnête homme. En cela, sa gloire ne peut être ternie par les Sbrigani ou par les Scapins. Quand on se demande quel est l'honnête homme de Molière, on se dit qu'en somme c'est celui qui fuit tous les vices, qui évite tous les travers condamnés et flagellés dans tant de comédies excellentes ; et qui sait,

(1)

Si quid inexpertum scenæ committis, et audes
Personam formare novam, servetur ad imum
Qualis ab incepto processerit, et sibi constet.

Horace, Epistolæ, lib. II, 1, 125.

comme le Clitandre des Femmes savantes, à toutes les qualités de la fortune (1), de l'esprit (2), de la naissance (3), joindre des mœurs pures, une probité intacte (4), une franchise pleine d'honneur (5), une bienveillance indulgente (6), une tendresse de cœur élevée (7), un dévouement et un désintéressement absolus (8). En lui, Molière a entrepris de produire le type idéal, quoique humain, de l'homme accompli,

Homme d'honneur, d'esprit, de cœur et de conduite (9),

à qui ne manque ni la rigide honnêteté d'Alceste ni la grâce de don Juan; qui unit au raffinement d'esprit et à la politesse qu'offrait la cour de Louis XIV, la solidité du bon sens, la douceur de la charité et l'énergie du devoir (10); qui devient, en vieillissant, le bon, raisonnable et aimable Cléante du Tartuffe (11).

(1) Les Femmes savantes (1672), act. V, sc. v.

(2) Id., act. I, sc. III; act. IV, sc. III.

(3) Id., act. II, sc. II.

(4) Id., act. I, sc. II.

(5) Id., act. I, sc. II, IV; act. IV, sc. II.

(6) Id., act. IV, sc. II.

(7) Id., act. I, sc. II; act. III, sc. Ix; act. IV, sc. II, VII, VIII.

(8) Id., act. V, sc. v.

(9) Id., act. II, sc. I.

(10) Il faut joindre à Clitandre le Dorante de la Critique de l'Ecole des Fem mes, qui n'est autre que lui dans une autre scène et sous un autre nom : mais l'homme est le même (sc. VI, VII). C'est encore lui que joue Brécourt dons l'Impromptu de Versailles (sc. I, III), et lui que fait Ergaste dans les Fâcheux : on le retrouve, plus jeune, dans le Cléonte du Bourgeois gentilhomme (act. III, SC. XII).

(11) Le Tartuffe, act. I, sc. I, II, III; act. IV, sc. 1, II, III; act. V. Voir en

Et si la Grèce est éternellement célèbre pour nous avoir légué ce modèle surhumain de la corporelle beauté que nous appelons l'Apollon du Belvédère, quelle ne doit pas être notre admiration pour celui qui, chez nous, a su produire ce modèle moral de l'homme intelligent, chrétien et français?

core sur Cléante, chap. XI. Il faut joindre à lui l'Ariste de l'Ecole des Maris (act. I, sc. I, II, II; act. III, sc. VI-X), l'Ariste des Femmes savantes (act. II, sc. I-IV; act. IV, sc. vi; act. V, sc. Iv, v), et le Béralde du Malade imaginaire (act. II, sc. xII; act. III). - Voir sur Cléante, F. Génin, Vie de Molière, chap. V.

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CHAPITRE V.

L'ÉDUCATION DES FEMMES.

S'il manque quelque chose à la gloire de nos lettres sous Louis XIV, c'est d'avoir peint naturellement les femmes. Ce jugement est sévère; mais il est permis de demander beaucoup aux hommes qui, alors, illustrèrent pour jamais notre pays et l'humanité. Or, au milieu de tant de perfection intellectuelle et de génie en toutes choses, régnait, au sujet de la femme, je ne sais quel faux goût, qui fut cause que ni le sublime Corneille ni même le tendre Racine ne firent tout à fait ce qu'on pouvait attendre d'eux : c'est seulement dans l'excès de la passion dramatique que Pauline, Hermione et Phèdre trouvèrent ces accents poignants et simples qui sont des cris de génie. Autrement, dans les romans comme au théâtre, la femme ne quitta point alors le fard de la mode, qui pouvait la rendre plus majestueuse ou plus spirituelle, mais qui glaçait sous la convention son charme principal, le naturel.

A Molière la gloire d'avoir, malgré le siècle, vu et peint la femme telle qu'elle est; d'avoir ôté de son

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