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a fait à Paris l'a ramenée dans Angoulême plus achevée qu'elle n'étoit; l'approche de l'air de la cour a donné à son ridicule de nouveaux agréments, et sa sottise tous les jours ne fait que croître et embellir (1) » elle ne peut plus vivre sans avoir des soupirants; il lui faut un M. Tibaudier et un M. Harpin pour lui offrir des vers de quinze syllabes et des poires de bon chrétien, pour jouer tour à tour l'amant langoureux et l'amant emporté (2); le beau style lui a si bien tourné la tête qu'elle ne sait plus parler français, excepté quand le naturel revient au galop (3) avec son vocabulaire trop peu précieux (4).

Enfin, non contentes d'être renchéries, maniérées, et absurdement coquettes, les femmes se mirent en tête d'être savantes, non-seulement en lettres, mais en philosophie, en astronomie, en médecine. Ce ne fut pas assez de tenir la plume et de transformer les salons en académies (5), il fallut manier l'astrolabe

(1) La Comtesse d'Escarbagnas, sc. I.

(2) Id, sc. xv, XXI.

(3)

Chassez le naturel, il revient au galop.

Destouches, le Glorieux, act. III, sc. v.

(4) La Comtesse d'Escarbagnas, sc. III-VI, VIII, X. Là du faux bel esprit se tiennent les bureaux;

(5)

Là, tous les vers sont bons pourvu qu'ils soient nouveaux.

Au mauvais goût public la belle y fait la guerre,

Plaint Pradon, opprimé des sifflets du parterre,

Rit des vains amateurs du grec et du latin,

Dans la balance met Aristote et Cotin;
Puis, d'une main encor plus fine et plus habile,
Pèse sans passion Chapelain et Virgile, etc.

Boileau, Satire X, v. 447.

et le bistouri (1). C'est alors que Molière frappa tous ces ridicules réunis dans une comédie qui est le développement parfait de toutes les autres sur le même sujet. Après avoir joué la précieuse ridicule, il osa jouer la vraie précieuse (2). Puis, à côté de cette peinture faite de verve, il voulut placer le portrait de la femme accomplie, et enseigner dans quelle juste mesure son esprit peut, doit s'appliquer aux sciences et aux lettres. Il mit sous les yeux la maison gouvernée par les précieuses et les savantes : il montra toutes les conséquences funestes de la conduite en apparence

(1)

Qui s'offrira d'abord? Bon, c'est cette savante
Qu'estime Roberval, et que Sauveur fréquente.
D'où vient qu'elle a l'œil trouble et le teint si terni ?

C'est que, sur le calcul, dit-on, de Cassini,
Un astrolabe en main, elle a, dans sa gouttière,
A suivre Jupiter passé la nuit entière.
Gardons de la troubler: sa science, je croi,
Aura pour s'occuper ce jour plus d'un emploi:
D'un nouveau microscope on doit en sa présence
Tantôt chez Dalencé faire l'expérience;

Puis d'une femme morte avec son embryon

Il faut chez du Verney voir la dissection.

Boileau, Satire X, v. 425. - Boileau, qui n'acheva cette satire qu'en 1693, em-prunta plus d'un trait à Molière, particulièrement en ce qui concerne la précieuse :

Mais qui vient sur ses pas? C'est une précieuse,

Reste de ces esprits jadis si renommés,

Que d'un coup de son art Molière a diffamés.

De tous leurs sentiments cette noble héritière

Maintient encore ici leur secte façonnière, etc. (v. 438).

Voir la suite à la note précédente. Remarquez encore que la dissection est prise du Malade imaginaire (1673), act. II, sc. vi.

(2) Les Femmes savantes (1672). Si Bélise est une précieuse ridicule, Philaminte et Armande sont de vraies précieuses. Aussi Roederer, dans son Histoire de la Société polie, qu'il confond avec la société précieuse, trouve-t-il cette pièce immorale. Voir la très-spirituelle réponse de F. Génin, Vie de Molière, chap. X.

excusable d'une mère qui sort de son modeste et saint domaine pour se lancer dans la carrière du bel esprit et de la philosophie (1). Il fit voir une vieille fille devenue folle au bruit étourdissant des madrigaux, du beau langage, des tourbillons et de l'amour platonique (2); une belle et jeune fille pleine d'espérance, rendue sèche, orgueilleuse, incapable d'amour et de famille (3); une gracieuse et spirituelle enfant près d'être immolée à l'engouement de sa mère pour un pédant aussi sot qu'intéressé (4) ; une brave servante, humble providence de la maison, chassée comme une voleuse

A cause qu'elle manque à parler Vaugelas (5);

enfin un père réduit dans sa maison au rôle d'ombre, condamné au silence par son amour de la paix, méprisé par ce trio de précieuses savantes, qu'indigne son peu d'esprit, et forcé enfin de protester contre la science et les lettres par cette immortelle boutade qui est dans la mémoire de tous (6) : la guenille de Chrysale, rappelant sur la terre ces folles envolées vers les régions imaginaires du bel esprit, est un

(1) Les Femmes savantes, act. II, sc. v-vii; act. III, sc. vi; act. V, sc. III, Philaminte.

(2) Id., act. I, sc. Iv; act. II, sc. III, act. V, sc. III, VI, Bélise.

(3) Id., act. I, sc. I, II; act. III, sc. VII, VIII; act. IV, sc. I, II, Armande. (4) Id., act. III, sc. vi; act. IV, sc. Iv; act. V, sc. I, III, Henriette.

(5) Id., act. II, sc. V-VII, Martine.

(6) Id., act. II, sc. VI, VII, IX; act. V, sc. II, III, Chrysale.

mot impérissable comme le pauvre homme de Tartuffe et la galère de Scapin (1).

Non content d'opposer aux habitudes des femmes du temps les mœurs trop simples des femmes du bon vieux temps (2); non content de mettre en action les ridicules d'une académie précieuse pendant un acte entier qu'ils remplissent uniquement (3), Molière voulut faire briller l'exemple à côté de la critique, et exprimer ce que doit être la femme du monde dans une société polie.

Dès le début de sa pièce, il mit sur la scène, dans la bouche de la fraîche Henriette, cette franche expression du but pour lequel la femme est faite, en opposition aux théories sentimentales de l'éthérée Armande, qui se pâme au seul mot de mariage :

Les suites de ce mot, quand je les envisage,
Me font voir un mari, des enfants, un ménage;
Et je ne vois rien là, si j'en puis raisonner,
Qui blesse la pensée et fasse frissonner, etc. (4).

« Ces comédies firent tant de honte aux dames qui se piquoient trop de bel esprit, que toute la nation des précieuses s'éteignit en moins de quinze jours, ou du moins elles se déguisèrent si bien là-dessus, qu'on n'en trouva plus ni à la cour ni à la ville; et même depuis ce temps-là elles ont été plus en garde contre la réputation de savantes et de précieuses que contre celle de galantes et de déréglées. » Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant le dix-septième siècle, article Molière.

(2) Les Femmes savantes, act. II, sc. vii, Chrysale :

Nos pères sur ce point étoient gens bien sensés, etc.

(3) Id., act. III.

- Le principe que la femme est faite

(4) Les Femmes savantes, act. I, sc. I. pour être épouse et mère a déjà été affirmé plus rudement par le gros bon sens de Gorgibus, dans les Précieuses ridicules : « Madelon : La belle galanterie que la leur ! Quoi! débuter d'abord par le mariage! — Gorgibus: Et par où

Puis, à cette vérité si simple et si oubliée, Molière joint des préceptes qui fixent avec juste mesure dans quelle limite la femme, l'épouse, la mère devra cultiver son intelligence et acquérir ce que l'instruction lui peut ajouter de mérite et d'agrément. Chrysale dit, dans sa protestation contre le pédantisme féminin :

Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu'une femme étudie, et sache tant de choses (1);

et à la délicatesse de cette réflexion dont le vieillard pousse les conséquences trop loin, Clitandre ajoute le dernier mot de la vérité et du bon sens :

Je consens qu'une femme ait des clartés de tout.
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d'être savante;

Et j'aime que souvent, aux questions qu'on fait,
Elle sache ignorer les choses qu'elle sait.
De son étude enfin je veux qu'elle se cache,

Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache,
Sans citer les anciens, sans dire de grands mots,
Et clouer de l'esprit à ses moindres propos (2).

Ainsi, Molière conseille à la femme cette modestie discrète pour laquelle elle semble faite, et qu'elle ne peut jamais oublier sans perdre quelque chose de son attrait. Il lui rappelle sans cesse que son premier

Veux-tu donc qu'ils débutent? Par le concubinage? » (sc. v.) C'est le même bon sens qui crie par la bouche de Lisette à Sganarelle qui ne veut pas entendre parler de marier sa fille : « Un mari! Un mari! » (L'Amour médecin, act. I, sc. III). (1) Les femmes savantes, act. II, sc. VII.

(2) Id., act. I, sc. III.

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