Images de page
PDF
ePub

sans se demander si cela ne fait pas treize syllabes. Tout aussi délibérément il écrira :

Tes ruines ont gardé dans le doux paysage,

sans s'inquiéter si ruines n'est pas de trois syllabes. Inversement, et c'est cela qui est curieux, et que je n'avais pas observé dans son premier recueil, il fait bien de deux syllabes, ce qui est infiniment étrange:

Pour que Celui qui fait leur bien ici-bas...

et fièvre de trois syllabes, ce qui ne l'est pas moins:

Je n'aime plus qu'à me pencher sur vos fièvres.

Lisez ces deux derniers vers tout haut, vous verrez la singulière impression qu'ils feront sur votre oreille.

N'importe; la profonde et originale sensibilité de ce jeune homme nous promet un poète de rare essence; et il suffit d'un peu de maturité et de quelque effort, et par là j'entends de quelque horreur de la négligence, pour que cette belle promesse

soit tenue.

ÉMILE FAGUET.

REVUE

DRAMATIQUE

COMÉDIE-FRANÇAISE. Bagatelle, comédie en trois actes de M. Paul Hervieu. - GYMNASE. Reprise du Détour, comédie en trois actes de M. H. Bernstein. Spectacles de rentrée.

Voilà trois ans que nous n'avions eu aucune œuvre nouvelle de M. Paul Hervieu. Nous le regrettions. Sa manière vigoureuse et sobre tranche tout à la fois sur la frivolité des productions ordinaires du théâtre actuel et sur la brutalité de quelques autres. Bagatelle était, paraft-il, prête à passer depuis un an déjà; ce n'est pas une vaine formule de dire qu'elle était très attendue : elle a tenu tout ce que nous en attendions. Une fois de plus, nous avons admiré cet art si sûr, si maître de soi, où on devine des dessous d'observation si solidement établis, et qui donne si bien à réfléchir. J'ai noté naguère dans le théâtre de M. Hervieu une variété dont on n'a pas coutume de tenir assez de compte le fait est que cette dernière pièce est fort différente de toutes celles que l'auteur nous avait données jusqu'ici. Tout au plus rappellerait-elle l'Énigme, mais dans une forme moins tendue, moins angoissante et moins sombre. M. Hervieu avait commencé par mettre à la scène, dans des pièces qui n'étaient que de la logique dialoguée, quelques-uns des problèmes qui se posent à la société moderne, étudiée dans sa cellule initiale, la famille, et qu'il résolvait en faveur de l'individu. Puis, dans son admirable Course du flambeau, il se plaçait, en dehors de toute théorie, devant une des lois implacables de l'humaine condition. Dans les œuvres qui suivirent, il se plut à dégager la somme de drame qu'enferment des destinées en apparence paisibles et unies, réalisant ainsi un type nouveau, celui de la tragédie en prose. C'est une comédie qu'il nous donne cette fois, et si, en plus d'un endroit, elle côtoie le drame, l'auteur a voulu néanmoins qu'elle

nous laissât une impression d'apaisement. L'observateur ne s'y défend certes pas de peindre la société de son temps telle qu'il la voit, c'està-dire sans indulgence; mais aussi il a su imaginer et faire vivre une figure si éclatante de noblesse morale et de pureté que l'œuvre, au centre de laquelle elle est placée, en est tout éclairée.

Nous sommes à la campagne dans une riche et hospitalière demeure où va, vient, babille, s'habille et se déshabille un peuple d'invités et d'invitées que renouvellent d'incessans « arrivages. » La maîtresse de maison, Mme Orlonia, est un type de vieille dame dont je me suis laissé dire qu'il a existé et qu'il existe, dans le monde où l'on reçoit, plus d'un modèle. A-t-elle jadis été galante? Il se pourrait que non. A-t-elle joué un rôle dans la comédie de l'amour? En tout cas, c'est sa manie présente de s'en donner le spectacle. Elle a besoin de vivre dans une atmosphère spéciale qu'elle a, sans beaucoup de peine, créée autour d'elle. Sa maison est une maison où l'on aime. Elle donne à aimer, comme d'autres donnent à jouer. On saisit tout de suite ce que la conception d'un tel personnage a de hardi, et il a fallu toute la délicatesse de pinceau et toute l'ironie du peintre pour le faire passer. L'excuse de Me Orlonia, si c'en est une, est qu'elle tient sans doute l'amour pour l'unique divertissement de la vie, mais qu'aussi n'y voitelle qu'un divertissement sans conséquence et sans lendemain. A l'occasion, elle ne demande pas mieux que d'abriter sous son toit des bonheurs conjugaux; mais l'occasion est rare et on ne remplit pas une maison avec ces bonheurs-là. Pour ces autres amours dont est fait l'ordinaire de la vie, Mme Orlonia est d'une complaisance inépuisable. A la seule pensée que deux êtres se sont rencontrés et accordés, elle s'attendrit, son regard et sa voix se mouillent de larmes. Elle ménage des entrevues, elle arrange des romans, elle fait des mariages, à bail plus ou moins court et toujours résiliable. Dans son parc qui aurait pu être peint par Watteau, dans son château qui aurait pu être décoré par Boucher, court une perpétuelle farandole de couples voluptueux. Entre ses doigts agiles s'ourdissent les fils, bientôt dénoués et aussitôt renoués, d'une sorte d'intrigue sans fin. Sa réputation est si bien établie que sa maison dont le nom est : Bagatelle, a été surnommée : la Bagatelle.

Quelques scènes rapides servent d'abord à dessiner le milieu tel que je viens de le décrire. Il y a notamment, entre la très peu farouche Raymonde et le vieux Vureuil, un bout de conversation qui est des plus significatifs. Vureuil offre le plus galamment du monde à la jeune femme, qui accepte et remercie, de lui payer ses notes arriérées

[ocr errors]

de couturière, de modiste et autres fournisseurs. Il est, celui-là, l'hôte de prédilection de Mme Orlonia, le mondain suivant sa philosophie, le pratiquant de sa dévotion à l'amour. Il aurait dû vivre au XVIIIe siècle. « Ah! l'époque délicieuse! Un rapide accord et un souriant adieu! De fugitives faveurs! Une reconnaissance éternellement légère! » A des degrés divers, avec la différence des âges et des situations, tous les amis de Mme Orlonia appartiennent à la même confession. Pour eux tous, l'amour n'est que l'échange de deux fantaisies. C'est ici un coin du XVIII siècle aimable, facile, frivole, élégamment corrompu et libertin.

Dans cette société légère et amorale transportez un être de droiture et de loyauté, de sentimens graves, de profonde vie intérieure, quel contraste, quel bouleversement inattendu! Le jeu est tout d'un coup et violemment troublé. La fête, la petite fête, tourne au drame. Et voilà justement l'effet que va produire, dans le divertissement galant réglé par Mme Orlonia, l'arrivée de Florence de Raon.

Cette jeune femme, mariée depuis douze ans, a trouvé dans le mariage un bonheur sans mélange. Elle aime uniquement son mari, Gilbert, en qui elle ne doute pas d'avoir le modèle des maris. Aussi ne saurait-on dire si elle est plus stupéfaite ou plus révoltée par le langage de Mme Orlonia, chez qui elle vient pour la première fois en séjour, et qui tout de suite lui fait les honneurs de sa maison et de ses théories. Il lui semble qu'elle est soudainement jetée dans un pays étranger dont l'air malsain l'indispose et dont les coutumes lui font horreur.

Une autre conversation va l'achever de peindre. C'est ici la scène capitale du premier acte, celle qui est destinée à orienter le spectateur et pose le problème moral que le dramaturge a voulu traiter par les moyens du théâtre. Gilbert a un ami, Jincour, qui est le Pylade de cet Oreste. Leur amitié rappelle les exemples fameux de l'histoire et de la légende. Il n'est pas de preuves que Jincour n'ait données de cette amitié prête à tous les héroïsmes. Il paraît qu'il a fait décorer Gilbert à sa place, ce qui évidemment est très beau. Il serait capable de faire encore plus. Enfin ce n'est pas un ami, c'est l'ami. Or cet ami du mari brûle de devenir l'amant de la femme. Il prendrait sa femme à son ami, sans cesser pour cela d'être le plus sincère et le plus vrai des amis. Cela paraît fou et odieux à la jeune femme : « FLORENCE.— Votre état d'esprit me suffoque!... Je reconnais qu'il vous est commun avec beaucoup d'hommes qui, sur le reste, sont également des types de doyauté scrupuleuse, d'élégance morale. Vous et vos pareils, vous ne

-

manqueriez pas, pour tout l'or du monde, au précepte de ne mentir aucunement. Vous jugez le mensonge comme un acte crapuleux, excepté si c'est envers un mari ! Avec celui-là, vous acceptez de mettre dans vos relations journalières n'importe quelle hypocrisie, des simagrées de filou, des ruses de laquais... JINCOUR. - Autant déblatérer contre la guerre les meilleures gens du monde en temps de paix, sont prêts à tout commettre, par le fer et par le feu, dès la déclaration des hostilités. Les choses de l'amour sont pareillement restées en dehors de la civilisation. » Si d'ailleurs Florence et l'ami de son mari se comprennent si mal, c'est qu'ils se font tous deux de l'amour une conception si différente! « JINCOUR. Des propos trop légers méritent que vous ne les preniez que légèrement. Les miens ont roulé sur un sujet qui est par définition l'échange des fantaisies. Et j'en devise dans une résidence dont nous rappelions tout à l'heure la dénomination de frivolité. FLORENCE. On ne badine pas avec la bagatelle. » Dans ces deux façons de considérer l'amour tient toute la pièce. Et le dessein de l'auteur apparaîtra clairement, quand nous aurons appris que Florence a une amie, Micheline, en qui elle a mis toute sa confiance, et que cette amie, après s'être débattue contre la poursuite de Gilbert de Raon, le mari de Florence, avoue à celui-ci qu'elle partage la passion dont il l'obsède. C'est le malheur des natures foncièrement hornêtes, qu'elles ne soupçonnent pas chez autrui le mal dont elles. sont elles-mêmes incapables, et partant qu'elles ne savent pas se mettre en garde contre lui. Florence va en faire, à ses dépens, la douloureuse expérience. Comme on le voit, l'aventure qui nous est contée dépasse la portée d'une anecdote particulière; elle sera en quelque sorte l'illustration d'un perpétuel conflit celui de la morale mondaine et de l'autre, de celle qui est, sans épithète, la morale.

Au second acte, et devant que s'engage la partie décisive, l'auteur a cru devoir placer quelques scènes qui ne font pas avancer l'action, mais qui renforcent l'étude de mœurs. Il insiste sur les étonnemens et l'indignation de Florence qui se croirait transportée chez les sauvages, si ce n'était elle plutôt qui a des ébahissemens de Huronne ahurie par un spectacle d'extrême civilisation : « FLORENCE. Avant d'avoir débarqué ici, j'étais sans la moindre notion que l'existence fût envisagée avec tant de dévergondage par des gens qui ont l'air comme il faut. GILBERT. Vous croyez-vous transplantée dans une île encore non découverte? Certes, il y a, par ailleurs, beaucoup de salons où l'on est austère, collet-monté, vétilleux; les mœurs y ont un tout autre caractère que celui dont vous êtes si étonnée. Mais

« PrécédentContinuer »