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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Les événemens se sont précipités depuis quinze jours dans les Balkans avec une grande rapidité, pas assez grande cependant pour qu'on puisse dire que les destins se soient définitivement prononcés. Bien qu'ils aient été battus partout, les Turcs ne sont pas encore vaincus; les coups décisifs n'ont pas été portés; la fortune qui a oscillé hier dans un sens peut demain osciller dans l'autre ; mais, cette réserve faite, il faut reconnaître que rarement, dans l'histoire, des transformations aussi profondes se sont produites en aussi peu de temps. Sans doute les Turcs peuvent se ressaisir, regagner au moins en partie le terrain perdu, reprendre l'offensive, gagner enfin la bataille qui se prépare et modifier par là les chances ultérieures de la campagne; mais est-il probable qu'ils le fassent? Il est permis d'en douter.

A parler franchement, on attendait de leur part une défense plus énergique et plus efficace. Leur histoire témoignait pour eux. Race guerrière, ils avaient fait preuve sur maints champs de bataille de qualités militaires qui, sans être de tout premier ordre, s'étaient manifestées avec éclat et avaient compensé des défauts d'organisation dont ils semblaient souffrir moins que d'autres ne l'auraient fait à leur place. Mais tout cela est le passé, le présent est tout autre. D'où vient cette différence? Les Turcs ont-ils perdu leurs anciennes qualités ? N'ont-ils plus la même ténacité, la même énergie, la même endurance, le même mépris de la mort? Non, sans doute; mais, s'ils sont restés les mêmes, c'est-à-dire de bons soldats, ils ont en face d'eux des adversaires quí en sont aussi et qui ont en plus cette organisation parfaite, cette préparation méthodique à la guerre, cette prévoyance portée dans les moindres détails qui leur font, à eux, si malencontreusement défaut. Le phénomène est sans précédens. Les Russes eux

mêmes, il y a trente-cinq ans, n'avaient pas conduit au delà des Balkans une armée aussi bien au point. Ils venaient de plus loin; ils avaient quelque peu souffert sur la route; leur effort s'était prolongé sur une surface plus considérable. Les Bulgares, après une mobilisation qui a paru un peu lente, mais où tout s'est passé dans le meilleur ordre, n'ont eu que quelques marches à faire pour rencontrer l'ennemi. La mobilisation de celui-ci était encore loin d'être terminée; elle ne l'est pas même aujourd'hui; elle ne le sera pas avant quelque temps, ce qui s'explique à la fois par l'inaptitude administrative des Turcs, par l'étendue de l'Empire que les troupes éloignées devaient traverser, par l'insuffisance des moyens de transport. Toutefois, s'il y avait là une faiblesse pour l'armée ottomane, elle va chaque jour en s'atténuant et, si la guerre dure, il pourrait finalement en sortir une force. Les Turcs commencent habituellement mal et continuent mieux. Dans la guerre actuelle, leurs ennemis balkaniques ont engagé, dès le premier jour, la totalité de leurs forces, et ces forces ne peuvent ni augmenter, ni se renouveler; eux, au contraire, augmentent sans cesse en nombre. Leur situation présente, quelque grave qu'elle soit, n'est donc pas encore désespérée.

Leur plan général de campagne paraît avoir été bien combiné il s'est inspiré de ce que nous venons de dire de l'inévitable lenteur de leur mobilisation, qui devait les amener à retarder autant que possible les engagemens décisifs. Risquer la grande bataille avant d'avoir réuni le plus grand nombre d'hommes possible aurait été une faute. C'en aurait été une autre, non moins grave, d'opposer sur tous les points des Balkans des forces équivalentes aux adversaires divers qui s'y présentaient. Si les Turcs étaient vainqueurs des Serbes, des Monténégrins et des Grecs, mais vaincus par les Bulgares, leurs victoires ne leur serviraient pas beaucoup plus que n'a servi aux Autrichiens celle qu'ils ont remportée sur les Italiens en 1866 pendant qu'ils étaient battus par les Prussiens. Sadowa n'a pas seulement compensé Custozza, il l'a supprimé. En revanche, si les Turcs vaincus par les Grecs, les Monténégrins et les Serbes, étaient vainqueurs des Bulgares, leurs défaites perdraient beaucoup de leur importance, leur victoire seule garderait toute son efficacité. Évidemment, c'est ce qu'ils ont pensé quand ils ont arrêté un plan de campagne qui peut se résumer en deux ou trois idées très simples et, au total, très justes: opposer le minimum de forces aux ennemis secondaires, en condenser le maximum contre l'adversaire principal, enfin retarder le choc final. Malheureusement pour les Turcs, l'exécu

tion de ce plan a été fort défectueuse: ils se sont fait battre à la fois sur tous les points, sans qu'un seul succès, même le plus modeste, soit venu jusqu'ici relever ou soutenir le vieux prestige de leurs armes. Ils ont reculé uniformément sur toute la ligne. Chaque jour nous a apporté la nouvelle d'un combat qu'ils avaient perdu et d'une ville souvent importante que l'ennemi avait occupée. Serbes, Grecs, Monténégrins, quelle que fût la hardiesse de leurs espérances, ne comptaient certainement pas sur des succès aussi rapides, aussi faciles, aussi foudroyans. Ils avaient tous connu la force militaire de la Turquie; ils étaient venus se briser contre elle; sans la tutélaire intervention de l'Europe, ils auraient été anéantis. A la vérité, la situation n'était plus la même, puisqu'ils s'étaient unis contre l'ennemi commun et que leurs troupes, mieux instruites, mieux organisées, mieux armées, présentaient une solidité toute nouvelle. Malgré tout, ce n'est sûrement pas sans avoir le cœur étreint par une émotion patriotique qu'ils ont affronté l'aventure. O surprise! l'armée turque reculait maintenant devant eux. Chaque rencontre tournait à leur avantage. L'armée serbe repassant sur les antiques champs de bataille où la Grande-Serbie de l'histoire et de la légende avait sombré dans le sang, y plantait aujourd'hui d'étape en étape ses drapeaux victorieux. Prichtina, Kumanova, Uskub, étaient pris. Comment les Serbes n'éprouveraient-ils pas l'enivrement du succès ? Comment leur imagination ne combinerait-elle pas des restaurations, des résurrections où ils retrouveraient leur grandeur déchue? Et les Grecs? Ils ont été les dernières victimes de l'armée ottomane; leur défaite est encore toute récente; leurs blessures sont à peine cicatrisées. Ils n'ont pourtant pas hésité à déclarer la guerre et sans doute, sachant à quoi ils s'exposaient, ils ont dû eux aussi éprouver quelques angoisses, mais ils ont passé outre. Marchant bravement vers la frontière, ils l'ont bientôt franchie, ils sont allés déjà très loin au delà, leurs vieilles ambitions ont paru se réaliser, la Grèce de leurs rêves s'est reformée sous leurs pas. Où sont-ils aujourd'hui? Où seront-ils demain? A Salonique peut-être. Les Monténégrins sont trop peu nombreux pour pouvoir, malgré leur vaillance, parcourir d'aussi grands espaces; mais on les dit à la veille de prendre Scutari. Ce sont là de grands changemens! Si rien n'est encore définitif, comment croire que, de ce qui se passe en ce moment, il ne restera pas quelque chose et que les peuples balkaniques ne conserveront pas au moins une partie des territoires qu'ils ont conquis?

Mais gardons-nous des pronostics; ils sont souvent trompeurs, et

nul ne pourrait les appuyer sur une base solide: bornons-nous donc à montrer la situation actuelle. L'intérêt de l'armée turque étant, comme nous l'avons dit, de retarder la bataille, elle a renoncé à défendre la frontière et s'est retranchée sur une première ligne de défense qui allait d'Andrinople à Kirk-Kilissé. Plus au Sud une seconde ligne s'étend de Dimotica à Lule-Bourgas. Une troisième enveloppe Constantinople. Andrinople est une place très forte qui semble devoir opposer aux Bulgares une résistance sérieuse, soit qu'ils lui livrent assaut, soit qu'ils l'assiègent. Kirk-Kilissé, à l'extrémité orientale de la première ligne, était une place moins forte; elle contenait seulement 25 à 30 000 hommes. Cela étant, on se demandait ce que feraient les Bulgares. Assiégeraient-ils Andrinople? Essaieraient-ils de rompre la ligne de défense turque sur un autre point et lequel? S'ils réussissaient, masqueraient-ils Andrinople par un rideau militaire et marcheraient-ils sur Constantinople? Au moment où nous sommes, on ne peut répondre qu'à la seconde de ces questions: les Bulgares, jugeant que Kirk-Kilissé était un point faible de la ligne turque, y ont porté leur premier effort; pendant trois jours un combat acharné a eu lieu autour de la place; il s'est finalement terminé à leur profit. Il semble qu'au dernier moment une panique se soit produite dans les troupes ottomanes; elles se sont retirées en désordre vers l'Est. L'effet a été immense. A partir de ce moment on a commencé à se demander en Europe si la cause ottomane n'était pas définitivement perdue, impression trop rapide sans doute, mais dont il faut tenir compte comme d'un élément propre à influencer les faits ultérieurs : les impondérables pèsent à la guerre comme en politique, et ici, la politique et la guerre se confondent. Les Tures ont dit, mais personne ne les a crus comment aurait-on pu le faire ? que l'abandon de Kirk-Kilissé entrait dans leur plan, que ce n'était là qu'un combat d'avant-garde qui avait pour but, non pas de battre les Bulgares, mais de les retarder et de les fatiguer. Soit; mais il ne faut rien exagérer et les Turcs ont singulièrement exagéré la méthode qui consiste à choisir son terrain de combat, à y attendre l'ennemi de pied ferme et à abandonner tout le reste. Que de choses n'ont-ils pas aujourd'hui à réparer !

Les hypothèses demeurent diverses sur ce que feront à présent les Bulgares. On s'est demandé si, après avoir tourné à Kirk-Kilissé la première ligne de défense des Turcs, ils n'essaieraient pas de tourner la seconde et de se porter rapidement sur Constantinople par une sorte de raid éblouissant. Une telle conception ne manquerait pas

de grandeur, mais combien l'exécution en serait périlleuse! Les Bulgares peuvent-ils laisser derrière eux Andrinople et toute l'armée ottomane? Peuvent-ils, par une marche de flanc, s'exposer aux coups de cette armée qui, si peu manœuvrière qu'elle soit, ne manquerait sans doute pas de profiter de la circonstance? Le plus probable est que les Bulgares s'efforceront de prendre Andrinople comme ils ont pris Kirk-Kilissé et que l'entreprise sera plus difficile. Ils auront affaire, soit après, soit pendant ce siège, à toute cette armée ottomane dont nous avons sommairement indiqué la position et qui n'a pas encore tiré un coup de fusil. A tous les étonnemens que nous avons déjà éprouvés viendrait s'en ajouter un plus grand encore si la bataille de demain, d'aujourd'hui peut-être, n'était pas un choc terrible, dont le résultat nous apparaît encore comme incertain. Cette bataille, même perdue, doit être la compensation et le rachat de toutes celles qui l'ont précédée. S'il en était autrement, l'effondrement de la Turquie serait irrémédiable et il ne serait même pas marqué de ce dernier reflet des gloires d'antan qui luit encore sur le front des vaincus lorsqu'ils tombent avec honneur. Mais quoi de plus vain, quoi de plus inutile que tout ce qu'on 'peut dire sur les événemens qui se déroulent? Mieux vaut se taire et attendre: nous n'aurons pas à le faire longtemps.

Tournons-nous du côté de l'Europe. Avant de parler des impressions diverses et encore confuses que les bruits venus d'Orient ont produites sur les Puissances, il faut dire un mot de l'une d'elles, de l'Italie. Nous annoncions, il y a quinze jours, comme prochaine la paix entre elle et la Porte, mais elle n'était pas encore faite et des complications, qui ont eu lieu à la dernière heure, l'ont retardée de quelques jours. On ne pouvait cependant pas douter sérieusement qu'elle se ferait, car elle était conforme à l'intérêt des deux belligérans et, en dehors même de cet intérêt immédiat qui s'imposait à eux, ils étaient certainement fatigués l'un et l'autre d'une lutte qui se prolongeait sans utilité. La Porte en effet ne pouvait plus espérer conserver la Libye: elle ne continuait de la défendre que pour obtenir de meilleures conditions de l'Italie. Quant à celle-ci, elle devait désirer la fin d'une guerre qui lui coûtait cher matériellement et moralement, matériellement parce qu'elle y usait des forces qui pouvaient être mieux employées, moralement parce qu'elle avait besoin de sa liberté pour conserver et exercer toute son autorité dans le règlement des questions balkaniques, questions dont la gravité ne pouvait pas lui échapper et dont il ne lui était pas permis de se désin

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