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Force fut cependant bientôt de baisser pavillon et de changer de note. La situation empirait. La Russie, à présent, semblait prête à entrer en scène. La Grande Catherine massait des régimens aux frontières de Pologne, sommait l'Empereur de conclure avec Frédéric « un arrangement légal et à l'amiable de toute la succession bavaroise. » Le péril grandissant faisait tomber les dernières arrogances, et Marie-Antoinette était réduite à implorer modestement du Roi « la médiation » de la France, ces bons offices de modérateur officieux, naguère si dédaigneusement rejetés. « Pour le décider, écrit-elle, j'ai préféré de l'aller trouver dans le moment où je le savais avec MM. de Maurepas et de Vergennes (1). » Une conversation générale s'engage alors à ce sujet, et l'on convient, en termes encore un peu vagues, qu'on enverra peut-être un négociateur chargé d'engager Frédéric à écouter, d'une oreille favorable, les propositions de l'Autriche. Mercy-Argenteau se résigne à paraitre content de cette demi-promesse, bien qu'il redoute encore les hésitations de Maurepas: « Il faudrait, pour ainsi dire, mande-t-il à l'Impératrice (2), mettre un bandeau sur les yeux du vieux ministre, le porter à faire un pas, tel qu'il puisse être, et le conduire insensiblement, de démarche en démarche, sans qu'il s'en aperçoive lui-même distinctement, au point où on cherchera à l'amener. »

Les finasseries n'étaient plus guère de mise. De jour en jour, sous la pression des événemens, le ton se radoucit à la Cour impériale. Kaunitz, si hautain au début, mande le 25 novembre, à son ambassadeur en France: « J'espère que nous parviendrons à faire la paix cet hiver. Je le désire, et il me paraît presque impossible qu'elle ne se fasse, à moins que nos médiateurs ne soient assez injustes ou déraisonnables pour nous proposer ce que, par raison d'État ou sans se déshonorer, on ne pourrait accorder. » L'Impératrice est encore beaucoup plus

traitable. Dans une lettre confidentielle adressée à Louis XVI, elle annonce nettement l'intention de se tirer d'affaire par une reculade générale : « Je suis déterminée, s'il n'est absolument pas d'autre moyen de mettre fin à la guerre, que j'abhorre par principe d'humanité : 1o à rendre à la maison palatine

(1) Lettre de Marie-Antoinette à l'Impératrice, du 14 août 1778. dance publiée par d'Arneth.

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toute la partie de la succession de Bavière que je possède actuellement; 2° à renoncer même à tous droits et prétentions à cet égard (1). »

La tâche, en de telles conditions, devenait plus aisée pour les médiatrices, la France et la Russie. Les négociations étaient menées avec activité. En mars 1779, il s'ouvrait, à Breslau d'abord, et ensuite à Teschen, un congrès des puissances, où se réunissaient tous les intéressés. Dès le 13 mai suivant, un traité en due forme rétablissait la paix européenne, en remettant toutes choses au même état qu'avant l'incartade de Joseph, sauf une mince bande de territoire que l'on concédait à l'Empire, comme fiche de consolation.

C'est à ce maigre résultat qu'aboutissait toute une année d'agitations, d'armemens, de démonstrations militaires. On ne saurait dire cependant que cette affaire manquée fùt une affaire sans suites. A l'extérieur, l'alliance avec l'Empire recevait une profonde atteinte. Officiellement, sans doute, on se congratulait, on louait les éminens services rendus par les médiateurs; le Cabinet de Vienne adressait, des remerciemens à celui de Versailles. Mais il restait une vive rancune contre ce que l'on appelait, en Autriche, un inqualifiable abandon. Les dépêches de Kaunitz (2) font foi de cet état d'esprit : « Nous avons eu sujet d'être très mécontens de la conduite de notre alliée, écrit-il à Mercy, et surtout de la mauvaise volonté qui en a toujours été et en est encore le principe... Ce qu'il y a de pis, c'est que cette conduite met dans tout son jour les intentions de la France.

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(1) Lettre du 25 novembre 1778. Correspondance publiée par Flammermont. (2) Correspondance publiée par Flammermont, année 1779. Le journal de l'abbé de Véri contient une lettre de la princesse de Kaunitz, femme du premier ministre de l'Empire, adressée à l'auteur du journal, où l'on trouve l'expression de ces mêmes sentimens, avec quelques détails en plus : « Je vois, dit-elle, un nuage se former entre vous et nous. Les esprits s'écartent, on ne s'entend pas, on ne s'aime pas, on se méfie les uns des autres. Votre ambassadeur ici n'est pas aimé, et l'Empereur surtout s'en mêle. Ajoutez à cela que notre nation n'est nullement portée pour la vôtre. Cette paix, à laquelle la France a tant de part, achève d'indisposer contre vous. Il s'établit un commencement de haine, qui, j'en ai peur, éclatera quelque jour, pour le malheur des deux peuples... Ce n'est pas l'Empereur qui est le plus indigné de la paix, ce sont les citoyens. Notre peuple de Vienne en est presque furieux et dit : Nous ne voulions ni agrandissement, ni conquête, mais le roi de Prusse ne doit pas nous donner la loi! C'était le moment de lui faire reprendre le rang qui lui convient et de le placer au second, qui a toujours été le sien. Et la mauvaise volonté de la France nous prive de ce bien! >>

TOME XII.

1912.

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relativement à nos intérêts et ce qu'il faut en attendre, quoiqu'il ne puisse pas convenir, quant au présent, de faire sentir à ces messieurs qu'ils sont démasqués vis-à-vis de nous. >>

En attendant les représailles, «< ces messieurs, » comme dit Kaunitz, sont traités de la bonne manière dans cette correspondance: gauches, bêtes et impudens, c'est par ces gentillesses que se traduit la gratitude du gouvernement impérial. Dès cet instant, on voit poindre et se dessiner le mouvement ultérieur qui entraînera l'Autriche vers la nouvelle nation dont elle vient d'éprouver la force, la nation moscovite. Un mois après la paix signée, Joseph se rendra en Russie pour voir la Grande Catherine pour lier commerce avec elle.

et

A l'intérieur, le conflit avorté laissait aussi des traces. Dans le public français, nul n'avait ignoré l'intervention de MarieAntoinette, ses démarches réitérées auprès de son époux, ses scènes avec Maurepas; les détails, vrais ou faux, en étaient partout colportés, tant dans les faubourgs de Paris que dans les couloirs de Versailles. Ces tentatives malencontreuses avaient échoué, sans doute; mais on en savait moins de gré à la fermeté de Louis XVI qu'on n'en voulait à la complaisance de la Reine envers sa patrie d'origine. Elle avait, disait-on, « sacrifié la France à l'Autriche, » en cherchant à nous engager, tandis que nous étions en pleine guerre maritime, dans une affaire avec la Prusse, d'où aurait pu sortir une guerre européenne. Une amertume en subsistait contre celle que, plus que jamais, on flétrissait du nom de l'Autrichienne. La grossesse de la Reine, l'espérance d'un dauphin, suspendaient pour un temps les manifestations de la rancune publique, mais elle restait enfouie dans les âmes populaires, comme ces épaves perdues dans les profondeurs de la mer, dont rien ne révèle la présence, jusqu'à l'instant où une tempête les ramène inopinément à la surface des eaux.

Marquis DE SEGUR.

LES SABLES MOUVANS"

(1)

TROISIÈME PARTIE (2)

VIII

Trois ans plus tard, ce fut une stupéfaction dans la famille Fontœuvre quand Marcelle fut reçue à l'École des Beaux-Arts. Jamais on n'aurait cru que cette petite fille fût capable de quelque chose. C'était une grande enfant au regard vague, dont on ne pouvait tirer deux mots. Elle se levait le matin toujours à la même heure, remerciait à peine Brigitte qui lui servait son thé, mettait son chapeau et filait à sa leçon chez Seldermeyer. Elle n'était même plus coquette, se désintéressait de sa figure, s'habillait à la diable de robes trop courtes pour sa longue taille, tordait ses cheveux blonds superbes pour qu'ils tinssent moins de place sous le chapeau. D'ailleurs, avec la venue de l'âge ingrat, elle avait enlaidi. Son visage s'était allongé comme son corps. Sa bouche s'entr'ouvrait habituellement sur de grandes dents inégales. Ses yeux très clairs semblaient ne penser à rien. Chaque après-midi, elle allait dessiner d'après l'antique, à la grande galerie des Beaux-Arts. Certains soirs, elle travaillait dans l'atelier de sa mère jusqu'à deux heures du matin. Et en tout cela, elle avait l'air d'un automate.

Son admission même, qui pétrifiait d'étonnement les siens, parut la laisser indifférente. François qui, en octobre, avait (1) Copyright by Colette Yver 1912.

(2) Voyez la Revue des 1 et 15 octobre.

échoué pour la seconde fois à son baccalauréat, lui lança pour toute félicitation:

-Tu t'en moques, hein ! Tu as bien raison, ma pauvre fille. Mieux vaudrait dix mille francs de rente.

Marcelle dit seulement :

- Je vais aller prévenir Mile Darche; d'autant que je ne l'ai pas vue depuis quinze jours.

C'était un soir de mai. Dès le dîner, elle partit. Il faisait nuit quand elle arriva à l'appartement de l'avenue Kléber. La femme de chambre eut un air singulier pour lui dire que, Mademoiselle étant souffrante, ne la recevrait peut-être pas.

-Demandez-le-lui toujours, fit la jeune fille, flegmatique. Une minute après, elle fut introduite dans l'atelier qu'elle aimait tant, si clair avec son illumination électrique, ses boiseries blanches, et les toiles flambantes de la coloriste vigoureuse qu'était la grande Darche. Il y avait au chevalet un portrait commencé une femme en robe verte qui portait sur sa gorge nue une rose géante et écarlate. Marcelle restait bouche béante. devant cette audace. Elle voulait peindre comme Darche, insouciante des sujets, préoccupée seulement jusqu'à l'obsession, jusqu'à la folie, de la lumière, de la couleur; et, comme elle regardait cette toile, son cœur se mit à battre de désir. Au même instant, une portière se souleva et Nelly en peignoir, la figure cachée dans ses mains, vint à elle, disant dans un sanglot : C'est toi, ma petite Marcelle !

Et l'artiste s'abattit sur le canapé, s'y roula le visage dans les coussins.

Je suis seule à présent, Marcelle, je suis toute seule !

La tête enfouie dans son coude plié, les cheveux défaits, Nelly Darche pleurait comme une petite fille. Ce fut seulement après cette explosion de douleur qu'elle s'expliqua.

-Oh! ma chérie ! ma chérie ! C'est Fabien qui m'a fait cette peine. Peux-tu comprendre? Il est marié; il s'est marié hier, il ne veut plus me revoir, lui, lui, Fabien, mon Fabien, le seul homme que j'aie vraiment aimé !

Marcelle l'écoutait, tremblante, mais les yeux secs, ne trouvant pas une phrase consolatrice. Et Nelly, dans sa désolation, éprouvait une douceur à plonger son regard dans ces yeux si clairs, d'un vert si calme, si froid.

Nous nous sommes tant aimés! Ah!... tu connaîtras cela

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