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s'en était emparé pour obtenir de lui le secret de cette mort foudroyante. Ç'aurait été, pour cet homme dépourvu de vie inté rieure, un soulagement et un sujet de résignation que de savoir le nom de la maladie si brève qui avait emporté l'artiste; et, jusque dans ce coup du sort, il ne voulait pas de mystère. François Fontœuvre s'était arrêté au lit, et son regard ne se détachait pas de ce visage de cire à l'immobilité terrifiante. Hélène, assise au fond, sous le Sphinx, égrenait son chapelet.

Et tous ceux qui avaient connu Nicolas, ceux qui l'avaient combattu, ceux qui l'avaient aimé, ceux qui s'étaient enflammés pour son œuvre et ceux qui avaient proclamé sa déchéance, les artistes, les critiques, les journalistes, restaient là, fascinés par les grands êtres surhumains accrochés aux murailles, par la figure inachevée du Christ, mais surtout par le mort. Les lèvres qui avaient tant parlé naguère du monde invisible ne bougeaient plus; les mains inspirées qui avaient essayé de le peindre étaient liées pour toujours; l'homme ardent qui, soulevant le manteau de plomb du matérialisme, avait tenté d'emporter les masses vers l'idéal, n'était plus. Mais la leçon du monde invisible sortait plus puissante que jamais de ses lèvres fermées, de ses mains immobiles, de son impassibilité. Une voix émanait de lui, qui perçait jusqu'à leur conscience les êtres troublés invinciblement attardés ici, et leur posait la redoutable interrogation que les morts laissent aux vivans: « Savez-vous où je suis allé? »

COLETTE YVER.

AU

COUCHANT DE LA MONARCHIE"

XIII(2)

L'APOGÉE DE NECKER

LES PREMIERS ASSAUTS CONTRE LUI

I

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La nomination de Ségur, dans les conditions qu'on a vues, était cruellement mortifiante pour l'orgueil de Maurepas. « Il a confié à quelqu'un qui me l'a redit, écrit le baron de Besenval, que cet ordre avait été le coup de poignard le plus sensible qu'il eût reçu de sa vie, et je le conçois. » Pour la première fois, en effet, Louis XVI agissait publiquement contre le vœu de son vieux conseiller, se dérobait d'une manière ostensible à sa jalouse tutelle, et le retentissement de l'acte ajoutait à l'humiliation. Il est établi que Maurepas, pendant les journées qui suivirent, songea vraiment à la retraite. Il écrivit au Roi qu'il le priait avec instance, « puisque ses soins n'étaient plus jugés utiles, de trouver bon qu'il se retirât à Pontchartrain, et que, dans cette campagne, il lui fût permis de soigner sa santé et d'achever tranquillement ses jours. » Il partit, en effet, pour sa chère résidence; il fallut, pour l'en arracher, les instances affectueuses du Roi, auxquelles, par complaisance, se joignit Marie-Antoinette. Il se laissa enfin faire violence, et répondit en déclarant

(1) Copyright by Calmann-Lévy 1912.

(2) Voyez la Revue du 15 novembre.

que « les bontés actuelles de Leurs Majestés le dédommageaient amplement de cette méprise qui lui avait fait croire qu'il n'était plus digne de leur confiance. » Il se résignait donc à demeurer en place, en répétant sa formule favorite, «< qu'on pouvait faire l'essai des talens de M. de Ségur, qu'il le soutiendrait de son mieux par respect pour le choix du Roi et la protection de la Reine. » Mais, en reprenant le harnais, il n'abdiquait pas sa rancune. Quelqu'un l'interrogeant sur le compte des nouveaux ministres « Ne me demandez pas, disait-il, s'ils sont à mon gré. A mon âge, on ne cherche pas à faire de nouvelles connaissances (1). »

A Versailles, à Paris, l'émotion restait vive. On remarquait, dit un contemporain, « une fermentation affreuse à la Cour, » et la « double révolution » accomplie en quelques semaines y suscitait l'attente des plus grands événemens (2). On voulait, à toute force, y voir à la fois plus et mieux qu'un simple changement de ministres, mais une orientation nouvelle, la promesse d'un régime meilleur, la fermeté succédant à l'incohérence, l'économie au gaspillage, le sérieux à la légèreté. Des gazetiers flétrissaient, en se voilant la face, la singulière frivolité de ceux qui présidaient naguère aux destinées françaises, et l'on rappelait avec scandale certain bal costumé, donné naguère en pleine guerre d'Amérique, où Maurepas, presque octogénaire, avait figuré Cupidon, où Sartine était en Neptune, où Vergennes, en Mappemonde, étalait sur son cœur la carte des États-Unis et sur son dos la carte d'Angleterre. On découvrait dans ces enfantillages le symbole d'un monde finissant. On ne reverrait plus ces choses. Ainsi, une fois de plus depuis l'essor du nouveau règne, du besoin de salut naissait une espérance.

Maurepas restait sans doute le chef du Cabinet, mais seulement, pensait-on, pour la parade et sans action réelle. La direction effective du royaume échappait à ses faibles mains. Le

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sceptre » qu'il tenait encore n'était plus qu'«< un hochet pour amuser sa vieille enfance. » Qui recueillerait son héritage? A qui passerait l'autorité vacante? Un nom était sur toutes les lèvres, celui de Marie-Antoinette. L'entrée de Ségur aux affaires, bien plus encore que celle de Castries, était son œuvre propre, le

(1) Mémoires de l'abbé Georgel. Lettres du chevalier de Metternich. Lettres de Kageneck. Correspondance publiée par Lescure.!

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(2) Lettres du chevalier de Pujol, passim.

signe et la consécration de sa prépondérance. On n'imaginait pas qu'elle pût s'arrêter là, sans pousser plus loin sa victoire. « C'était M. Necker, remarque le duc de Croỹ, qui avait renvoyé M. de Sartine et fait nommer M. de Castries à sa place; mais ce fut la Reine qui l'emporta sur M. de Maurepas et qui fit nommer M. de Ségur. Alors, on ne douta plus qu'elle n'influât principalement sur le choix des ministres et des grandes charges. Tout courut à elle et à sa société (1). » C'est le langage de la Cour; voici l'impression populaire : « On assurait, dit le libraire Hardy, que la Reine acquérait de jour en jour un nouvel empire sur l'esprit du Roi, son auguste époux, qu'elle avait non seulement désigné, mais nommé elle-même le marquis de Ségur secrétaire d'État au département de la Guerre, d'où l'on inférait tout naturellement qu'elle ne manquerait pas d'influer encore dans le changement des autres ministres (2). » Écoutons, pour finir, ce que dit l'abbé de Véri, écho des cercles politiques : « Le choix de M. de Ségur a été dicté par la Reine, contre l'idée de M. de Maurepas. Il va donc être décidé, dans l'esprit de toute l'Europe, que M. de Maurepas n'a plus le crédit principal et que la Reine sera la volonté dominante... La Reine acquiert ainsi dans le gouvernement une influence qu'aucun roi de France n'a jamais laissé prendre à sa femme. Si l'enfant qu'elle porte dans son sein est un dauphin, la voilà consolidée pour un terme très long... Elle a d'ailleurs réfléchi d'elle-même qu'elle aurait intérêt à conserver Maurepas, parce que, sous son ombre, elle prendra sur son mari et sur les affaires un ascendant progressif, qui deviendra par le temps supérieur à tout (3). »

Telle est bien, comme on voit, l'opinion générale. Mais l'un des hommes qui ont le mieux connu, le plus exactement jugé le caractère et la nature intime de Marie-Antoinette, le comte de Mercy-Argenteau, démêle bien, dès ce jour, quel usage elle fera de cette indéniable puissance. In mois après la chute de Montbarey, il écrit à l'empereur Joseph (4) : « L'ascendant que la Reine a gagné sur l'esprit du Roi est tel, qu'elle pourrait tout effectuer, même en matière d'État, si elle en avait la volonté.

1 Journal de Croy, 1781.

2 Journal de Hardy, 9 janvier 1781.

(3) Journal de Véri, février 1781.

4) Lettre du 21 janvier 1781. — Correspondance publice par Flammermont.

Mais je ne puis cacher à Votre Majesté que cette auguste princesse a jusqu'à présent une répugnance si marquée pour toute affaire sérieuse, qu'elle n'y donne que très momentanément l'attention nécessaire. Ses alentours favoris abusent à leur profit de son crédit; mais, quand il s'agit de choses qui la touchent immédiatement, la Reine devient incertaine, craintive dans ses démarches, et finit par tomber dans l'inaction. » L'histoire de tout ce qui va suivre est résumée d'avance en ces quelques phrases de Mercy. La Reine, après avoir triomphé de Maurepas et conquis de haute lutte « le premier crédit dans l'État, » n'utilisera guère son pouvoir que pour des objets secondaires. On la croirait indifférente à tout ce qui devrait pourtant l'intéresser plus que personne, puisque, déjà femme du souverain, elle va devenir prochainement mère du dauphin, de l'héritier du trône (1). Presque jamais, dans la période où nous entrons, on ne la voit intervenir dans les occasions importantes. Par légèreté, par nonchalance, elle laisse Maurepas reconquérir son influence perdue, saper dans le conseil du Roi les hommes dont elle reste l'alliée, dont elle apprécie les services, dont, avec un léger effort, elle pourrait défendre la cause. Le jour du renvoi de Necker, elle pleurera de bonne foi le départ du ministre, mais elle n'aura rien fait pour empêcher sa chute.

En revanche, elle ne s'épargne pas, quand il s'agit de satisfaire sa société particulière. Plaire à son entourage est l'unique but de son activité, et, comme cet entourage est généralement fort avide, elle use sa force à procurer des faveurs et des gràces. «Elle se mêlait, dit le comte de Saint-Priest (2), de toutes les nominations. Les places de colonel, les ambassades, les charges de Cour et les emplois de finance, tout était de son ressort. Sa facilité déplacée à s'intéresser à ceux qui lui demandaient sa protection venait assurément d'un fond naturel d'obligeance, quoique peut-être mélangé du plaisir d'étaler son pouvoir... On imagine aisément le petit nombre de gens reconnaissans parmi ceux qui étaient promus, le nombre plus grand des ingrats et l'infinité des mécontens. Rien ne lui a valu plus de haines, et l'on ne peut nier ses torts à cet égard. >> De ces « torts >> elle

(1) Le 22 octobre 1781, Marie-Antoinette mettait au monde un prince, qui reçut le nom de Louis-Joseph et fut dauphin de France, jusqu'à sa mort prématurée, survenue dans sa huitième année, le 4 juin 1789.

(2) Mémoires inédits du comte Guignard de Saint-Priest.

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