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LE TRAIN DE MAISON

DEPUIS SEPT SIÈCLES"

II

CHEVAUX ET VOITURES

Le cheval, de nos jours, a changé de propriétaire et de métier. Il a quitté le riche pour le peuple. Il a cessé de voyager et de se battre; il est devenu pacifique, laboureur et casanier.

Tout habillé d'or sous sa housse étincelante, depuis le chanfrein à panache qui orne sa tête jusqu'au fourreau souple qui enveloppe sa queue, le palefroi du moyen âge traverse lentement une foule inclinée. La bouche écumante et machant orgueilleusement son mors d'argent, coiffé de sa crinière flottante en l'air comme d'une grande perruque, la queue bien épaisse jusques à terre, le « cheval d'Espagne » au XVIIe siècle piaffe et rue avec majesté, suivant une cadence bienséante. Son écuyer a résolu le problème de mettre trois quarts d'heure pour parcourir au galop la distance de 500 mètres qu'il y a du manège de Versailles à la cour d'honneur. Sous Louis XVI légèrement harnaché, dépouillé des lourdes brides brodées, des houppes pendantes et des caparaçons de velours, le pur-sang anglais récemment importé, nerveux et sensible, passe en vitesse l'Arabe jadis réputé pour «< humilier la foudre » à la course. On ne se pique plus de faire une lieue en six heures, mais six

4) Voyez la Revue du 1er avril.

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lieues à l'heure et même trente-six lieues en six heures, suivant des paris plusieurs fois gagnés à la fin de l'Ancien Régime.

Mais que le cheval ait changé d'aspect, que les animaux informes et ridicules, qui formaient la plèbe de l'ancienne espèce indigène, aient disparu aussi bien que les sujets introduits du dehors qui constituaient son aristocratie cosmopolite, ces mutations de provenance, d'allure et de costume, dues à l'influence des mœurs et au progrès de l'élevage, ne sont qu'une petite partie de l'évolution qui a sextuplé peut-être, depuis les derniers siècles, l'effectif de la race chevaline sur notre sol.

De cette multiplication incroyable du cheval résulte parmi les classes sociales un « nivellement de jouissances, » l'accession de la masse à un luxe devenu bien vite pour elle une nécessité. Des inventions beaucoup plus merveilleuses en elles-mèmes n'ont pas eu, à l'user, d'aussi utiles et importantes conséquences.

I

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des gens et des choses,

Au temps où tous transports, se faisaient avec des chevaux, il y avait très peu de chevaux... parce qu'il y avait très peu de transports. Depuis le moyen àge, quelques centaines de riches seigneurs possédaient des écuries immenses, dont nous n'avons plus l'analogue aujourd'hui, et quelques milliers de bourgeois, depuis Louis XIV, avaient de quoi atteler une voiture; mais le peuple allait à pied et il n'y avait pas de chevaux chez le villageois.

Lorsqu'une duchesse de Bourgogne au xive siècle partait en voyage, accompagnée suivant l'usage de son mobilier, son train comportait un effectif de 367 chevaux, tant pour le personnel que pour les chars des bagages. Chez une grande dame, comme Yolande de Flandres comtesse de Bar (1352), on comptait deux palefrois « pour le corps de Madame, » montés par elle, 4 autres pour ses dames et demoiselles, plus 32 chevaux pour ses domestiques et 11 pour ses enfans; en tout une cinquantaine de bètes. Loin de diminuer aux temps modernes, ces chiffres augmentèrent chez les princes le duc de Penthièvre entretenait (1763) à son château de Crécy 120 chevaux, dont 6 seulement pour la selle; il n'aimait pas la chasse à courre et n'avait point d'équipage. En l'absence du prince de Condé qui commandait à l'armée, il restait encore 100 chevaux dans ces

écuries monumentales de Chantilly qui pouvaient en contenir 240. Quoique l'on eùt fait, au dire de l'avocat Barbier, une réforme des 1000 chevaux (?) dans les écuries du Roi pour raison d'économie 1755), la « petite écurie » comptait encore 870 têtes, moitié de selle et moitié de carrosse ou de chaise. Et le personnage qui tient ce chiffre de « M. le Premier » reconnaît qu'on ne pourrait se passer à moins : « Tout cela était bien occupé, la famille royale étant nombreuse et allant deux fois par semaine à la chasse. »

Les chevaux répondaient à beaucoup plus de besoins: sur 64 que possède le cardinal de Richelieu, il y en a 32 pour les charrettes et les fourgons qui transportent meubles, tapisseries, vaisselle, matériel de cuisine et bagages divers. Le duc de Croy joint à ses 17 chevaux 14 « superbes mulets » de chariot; le mulet, le sommier, qui figuraient encore sous Louis XV dans toute maison bien montée, étaient de première nécessité en temps de guerre : Saint-Simon se contentait de 26 chevaux à l'époque où, mestre-decamp assez honoraire, il vivait à Versailles en homme de cour; il avait emmené 35 chevaux ou mulets lorsqu'il était parti pour la première fois en campagne comme simple mousquetaire (1692).

A l'allure paisible qu'un carrosse ne pouvait dépasser dans les rues étroites de la capitale, deux chevaux suffisaient à traîner ce long et lourd véhicule; hors Paris, on en attelait six. Les parvenus et les superbes qui, à l'imitation des princesses du sang, sortaient en ville à 6 chevaux, s'exposaient au ridicule : « Les Crispins, dit La Bruyère, se cotisent et rassemblent dans leur famille jusqu'à 6 chevaux pour allonger un équipage qui, avec un essaim de gens de livrée où ils ont fourni chacun leur part, les fait triompher au Cours ou à Vincennes et aller de pair avec les nouvelles mariées et avec Jason qui se ruine. »

Mais de ces écuries surpeuplées et de ces attelages à six et même à huit chevaux, il s'en vit de tels sous Louis XV, — combien y en avait-il tant à Paris qu'en province ? Un nombre tout à fait insignifiant. A la campagne, la généralité des chàtelains avaient deux chevaux de voiture; dans les villes du XVIIIe siècle, presque toutes de médiocre étendue, une chaise à porteurs suffisait aux gens aisés. Ils n'auraient su que faire d'un carrosse à l'ordinaire de la vie; s'ils en possédaient un pour les voyages, ils le laissaient remisé chez un loueur qui en prenait soin, moyennant un forfait annuel.

Les chevaux de luxe, aujourd'hui où les riches capables d'en

posséder sont dix fois plus nombreux qu'il y a deux siècles, ne constituent d'ailleurs qu'un petit groupe parmi les trois millions du total actuel 130000 têtes, avant l'invention pratique des automobiles, il y a quinze ans. Là-dessus il ne s'en trouvait, à Paris où la richesse est le plus concentrée, que 8 000 tandis que les chevaux de fiacre, d'omnibus, de commerce et de camionnage y représentaient un chiffre sept fois supérieur, bien que la traction mécanique fùt déjà appliquée aux tramways en 1897. Au moyen àge, il n'existait aucun mode de locomotion publique et ceux que nos pères ont connu jusqu'au premier tiers du XIXe siècle nous sembleraient dérisoires sous la Restauration, les rapports entre Paris et Saint-Cloud étaient assurés par un « coucou, » remorqué par un quadrupède unique, qui partait trois fois par jour de la place de la Concorde. Aux huit personnes de l'intérieur s'ajoutaient, les dimanches et fêtes, à côté du cocher, accroupis sur le tablier rabattu, des supplémentaires à qui leur posture fit donner le nom de « lapins; » d'autres, les << singes,» grimpaient sur le toit.

Ce serait une grande erreur de croire que le service des coches de terre, des postes et du roulage exigeàt une imposante cavalerie; j'aurai plus tard occasion, en racontant l'histoire des voyages et des moyens de transports, d'entrer dans des détails qui m'entraîneraient aujourd'hui trop loin; chacun sait au reste combien étaient rares les privilégiés de la fortune qui couraient <«< en poste >> sous l'ancien régime. Les maîtres de postes, en bien des localités, n'entretenaient pas dix chevaux. Quant à ceux qui allaient à cheval « avec le messager » et plus tard dans les diligences régulières, dont le départ était à peine quotidien au moment de la Révolution, leur chiffre global en 1789, de Paris pour toutes les provinces réunies, ne suffirait pas à remplir un seul de ces trains que chacune de nos compagnies de chemins de fer lance journellement par douzaines dans cinquante directions.

Au XVIIe siècle, il était prescrit au surintendant général des postes d'entretenir « de Paris au lieu où est la Cour, 12 bons chevaux pour le service des dépêches. En temps de guerre, l'obligation de maintenir les relations avec les armées faisait organiser des relais spéciaux de 50, 100 chevaux et davantage, ramassés un peu partout sur les routes par réquisition.

Durant les lourdes campagnes de la monarchie la cavalerie française compta souvent près de 50 000 chevaux, montés, sui

vant les dates, par 30 000 ou 40000 « maîtres. » Le cavalier, ainsi qualifié parce qu'il était accompagné d'au moins un valet, représentait, au temps de Rocroi, trois chevaux dans les gendarmes, et deux dans les chevau-légers; dernier vestige de la chevalerie fort effacé à Denain et surtout à Fontenoy.

Ces chevaux de troupe, qu'ils fussent loués, achetés ou empruntés de force par l'État aux propriétaires, avec promesse de les payer en cas qu'il en arrive faute, » étaient d'espèce commune et médiocres guerriers. Leur faiblesse était telle que, si chaque maître n'en avait eu plusieurs à sa disposition, «< il n'aurait pu tenir un mois. » Nos généraux, au fort de la guerre de Trente ans, se servaient des régimens étrangers, mieux montés, pour faire toutes les fatigues et « permettre aux nôtres qui n'en étaient pas capables, dit Richelieu, de se tenir toujours en état de combattre. » N'empêche que les animaux appelés à figurer jadis sur les champs de bataille représentaient une fraction plus grande de la population hippique que notre cavalerie actuelle, malgré l'accroissement de ses effectifs.

Au contraire, les chevaux de ferme, qui correspondent aujourd'hui aux trois quarts de l'espèce adulte, n'en pouvaient constituer qu'une proportion assez faible naguère, puisqu'il n'y avait pas en France sous Louis XV un huitième des terres cultivées avec des chevaux. Les sillons qui n'étaient pas bêchés par les « laboureurs à bras, » étaient tracés par des charrues presque exclusivement attelées de bœufs, moins chers à entretenir et plus utiles pour de courts trajets sur les pistes molles et souvent défoncées que l'on appelait jadis des «< chemins. »

Le cheval a si fort évolué que, dans nombre de budgets opulens, il a présentement disparu. On ne saurait comparer ce chapitre ancien au chapitre actuel en nature, mais seulement en argent, d'après les dépenses correspondantes: billet de chemin de fer ou timbre-poste, téléphone et automobile: 500 000 chevaux-vapeur, répartis entre 33 000 « autos » d'agrément, ont remplacé depuis 1898, 46000 chevaux de luxe et les 65000 voitures auxquelles ils étaient attelés. Les riches et les bourgeois n'ont plus que 84 000 chevaux, au lieu de 130000, et 208 000 voitures, au lieu de 273 000, il y a quinze ans.

Mais l'automobile n'est pas le privilège exclusif de la richesse ou de l'aisance; c'est aussi un instrument de travail : les médecins, les officiers ministériels, les commerçans, pour leurs

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