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est un homme couvert de pelisses, assis sur un baril de poudre, qu'une étincelle peut faire sauter; mais il était loin de prévoir d'où jaillirait le feu vengeur qui délivrerait l'humanité d'un de ses plus lâches bourreaux, et le sultan lui-même ne se doutait pas de la lutte prête à s'engager.

Un auteur moderne a dit que si Confucius revenait au monde, il ne serait pas maintenant mandarin du neuvième ordre, parce que plus le despotisme vieillit, plus le mérite devient un moyen négatif de parvenir aux emplois. Pachô bey sentait cette vérité; et au lieu de présenter des plans de réforme toujours désagréables dans un pays d'abus, il résolut de miner sourdement l'influence d'Ali pacha. Il s'établit en conséquence l'intermédiaire de ceux qui portaient leurs doléances au divan contre l'administration du satrape de Janina et de ses fils. Il dressait leurs requêtes, qu'il remettait aux ministres, charmés, comme le juge de la fable, de se trouver entre les plaignants, qu'ils rançonnaient, et le visir de l'Épire, duquel ils tiraient de fortes sommes d'argent, pour étouffer le cri de la vindicte publique. Mais ce manége ne pouvait avoir qu'un temps, et la voix de la justice outragée ayant retenti jusque sous le dais impérial du successeur des caliphes, le sultan, qui voulut entendre Ismaël Pachô bey, compâtit à ses infortunes, et le nomma l'un de ses capigi-bachis. Il donna en même temps entrée au conseil à un nommé Abdi effendi de Larisse, l'un des plus riches seigneurs de la Thessalie, qui avait été obligé de fuir la tyrannie de Véli pacha;

et ces deux individus, ayant entraîné Khalet effendi dans leur parti, résolurent de se servir de son crédit pour accomplir leurs projets de vengeance contre la famille de Tébélen.

La nouvelle de cette élévation de Pachô bey fut pour le visir Ali un coup de foudre; et, dès ce moment, il ne goûta plus aucun repos. Ismaël, dérobé au stylet de ses sicaires, troublait ses pensées; il ne pouvait céler son chagrin; on ne l'abordait plus que pour l'entendre exhaler ses plaintes contre cet ennemi. Il agrandissait son importance, en le croyant sans cesse occupé à traverser ses desseins, et il s'écriait par fois Si le ciel me rendait ma jeunesse passée! et, comme son enthousiasme n'était pas celui de Nestor pour la gloire, il ajoutait : j'irais le poignarder au milieu méme du divan. Cette rage et ces alarmes, fondées sur l'idée du caractère de Pachô bey, élevé à l'école du tyran, n'étaient pour lui que trop réelles.

Depuis la révolte d'Euthyme Blacavas, la Thessalie, désolée par la guerre et la peste, était à peine débarrassée de ces fléaux, qu'elle tomba (1) sous le gouvernement de Véli pacha. Elle ne pouvait éprouver un plus grand malheur. Les prodigalités de ce visir, quoique frappé d'une disgrace apparente, surpassaient les ressources ordinaires du pays; les impôts étaient quintuplés pour satisfaire son avidité ainsi que celle de son père, et cette belle province était menacée de perdre jus

(1) Liv. II, ch. IV de cette histoire.

qu'à sa population. Les Grecs émigraient en foule pour se rendre à Odessa; les grandes familles turques refluaient vers Constantinople, elles se groupaient autour d'Abdi effendi et de Pachô bey, lorsque le sultan, informé par Khalet effendi de ce qui se passait, punit Véli pacha en le reléguant au poste obscur de Lépante. Cette disgrace frappa le fils d'Ali au moment où il venait d'élever un palais à Rapchani, et on ne la connut dans le pays qu'en lui voyant prendre la route de la Livadie pour se rendre au lieu de son exil, avec une foule de saltimbanques qui composaient son entourage (1).

Les ennemis d'Ali Tébélen comprirent, par le coup qui atteignait le plus puissant de ses fils, que toute espérance de salut n'était pas perdu pour eux. Les Grecs, et surtout l'Hétérie, qui craignaient de voir sa race se perpétuer dans l'Épire sous la protection de l'Angleterre, reprirent un nouveau courage, et les Moraïtes seuls furent consternés de voir leur ancien visir se rapprocher des rivages du Péloponèse. Ils avaient éprouvé l'année précédente, lorsque son père vint aux bains des Thermopyles, combien le voisinage de cette famille était dangereux pour le Péloponèse, où il lâcha des bandes de voleurs; ils redoutaient que Véli, établi à Lépante, ne troublât leur tranquillité, et ne parvînt, à force d'intrigues, à arborer encore

(1) Il traînait à sa suite une troupe de comédiens morlaques, des danseurs bohémiens, de meneurs d'ours, et une foule de prostitués.

une fois ses drapeaux sur le château de Tripolitza.

Ali et son fils étaient bien éloignés alors de nourrir de pareilles espérances. Il fallait auparavant relever un crédit qui ne pouvait que décroître, tant qu'Ismaël Pachô bey aurait accès auprès du Grand-Seigneur. Ali avait mécontenté, par une avidité irréfléchie, les plénipotentiaires de Parga, en négligeant de récompenser pécuniairement Hamed bey. Il avait commis une faute plus grande en cessant de pensionner Khalet effendi, qui avait le plus grand empire sur l'esprit du sultan. Enivré du poison de la prospérité, il s'était cru trop puissant, et il était trop tard pour s'adresser à la vénalité de ministres, qu'il avait négligés et même dédaignés. Il concevait ces difficultés, et il résolut d'épouvanter le divan en se défaisant de Pachô bey par un assassinat.

Il ne lui fut pas difficile de trouver des hommes disposés à exécuter son projet. Trois Albanais, qu'il expédia secrètement à Constantinople 'pour remplir sa commission, parvinrent à joindre son antagoniste, au moment où celui-ci se rendait à la mosquée de Sainte-Sophie, à laquelle le sultan devait se porter, pour assister à la prière canonique du vendredi. Le hasard voulut que les coups qui atteignirent Pachô bey ne lui fissent pas de blessures mortelles, et les assassins saisis en flagrant délit, après avoir confessé dans les tortures qu'ils étaient des agents d'Ali pacha, furent pendus devant la porte du sérail impérial de Sa Hautesse.

Le supplice des assassins de Pachô bey, loin de

calmer les inquiétudes du sultan et de ses ministres, leur démontra qu'il n'y avait plus de sûreté publique dans la capitale, tant que le visir de Janina aurait des séides capables de se dévouer à la mort pour accomplir ses volontés. On se rappela qu'il avait réussi en 1807 à faire assassiner, dans le désert de Damas, Jousouf Lâla, kiaya de la sultane Validé, lorsque ce ministre revenait du pélerinage de la Mecque. En récapitulant ces attentats, et en considérant que ses trésors faisaient sa principale force, sa perte fut arrêtée dans un conseil privé, et on prononça contre lui la sentence de fermanly, qui fut ratifiée par un fetfa du mouphti. Elle portait qu'Ali Tébélen, déclaré coupable de lèse-majesté, ayant obtenu à diverses reprises le pardon de sa félonie, était mis comme relaps au ban de l'empire, s'il ne se présentait au seuil doré de la Porte de félicité, dans le délai de quarante jours, pour s'y justifier.

Tel fut l'acte juridique qui donna lieu aux événements que nous allons rapporter; mais avant d'en commencer le récit, il convient de faire connaître le monarque et les hommes d'état prêts à entrer en scène dans l'insurrection destinée à embraser l'Orient.

Les sultans, qui ne sont depuis long-temps que la création du hasard, ne recevant aucune qualité des bienfaits de l'éducation, montent sur le trône, tels à peu près que la nature les a ébauchés. Le dernier des fils d'Abdoulhamid Mahmoud eut à peine ceint le sabre d'Ottman, qu'on le connut

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