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IX

La méthode de ce retour à Dieu, c'est-à-dire de la morale, est tout indiquée déjà par l'opposition de notre caractère fini à l'infini.

La limite finie étant ce qui sépare, la créature finie est séparée de Dieu, bien qu'étant de Dieu, comme le dit excellemment la langue usuelle par l'expression de créa ture de Dieu.

En tant qu'elle est séparée de Dieu, elle est maîtresse d'elle-même, elle est humainement libre.

Cela étant et notre être fini étant créé par Dieu pour la ressemblance de Dieu avec lui-même, pour sa gloire, la liberté de pécher consistera essentiellement dans l'erreur rationnelle de ne pas vouloir accepter notre être fini comme fini, de le détruire par exemple par le suicide ou de vouloir le gonfler à l'infini, de vouloir être comme Dieu, de rapporter le monde naturel et divin à notre égoïsme, à notre moi. Comme il est, en tant que forme, limité et fini, vouloir le gonfler à l'infini, ce sera donc au fond et contre l'apparence, le détruire. Au contraire, notre être fini, vouloir qu'il finisse, tout en l'acceptant; par conséquent le dépenser comme un capital qu'on épuise et, bien loin de songer à le grossir par l'intérêt et par l'usure, l'user dans cette dépense, ce sera le traiter selon sa nature finie, ce sera raisonnable, ce sera bien et

ce sera l'unir à l'infini, à Dieu; ce sera ramener à Dieu notre être achevé, dans le sens littéral et aussi moral du mot; ce sera le rendre parfait et par conséquent, au licu de s'être détruit, il se sera vraiment réalisé lui-même. Il sera prêt sans doute pour une vie vraiment personnelle dans la sphère de l'infini.

Le péché ne consiste donc pas à exister comme être fini, si Dieu a distingué pour sa propre gloire l'être fini de Lui-même, car il n'y a pas péché à être ce que Dieu veut qu'on soit. Mais il consiste à se séparer librement de Dieu plus qu'il ne nous a distingués de lui-même, à mettre, en se retirant de lui, comme la barrière d'un néant entre Lui et notre limite.

Mais comme la distinction première d'avec lui-même implique notre liberté relative, par suite notre puissance de pécher et que, de cette distinction, il est la cause ou la condition par sa puissance infinie, qu'en somme notre possibilité de pécher nous vient de notre liberté qui n'existe qu'en vertu de la liberté créatrice de Dieu, il ne se désintéresse pas de notre péché. Dans un sentiment humain, nous disons qu'il souffre, qu'il s'irrite de nos péchés, que nous l'offensons. Et il semble raisonnable qu'il s'intéresse à sa créature pour la conserver, la soutenir ou la ramener.

Dieu est donc innocent de notre péché et, en tant que nous avons tiré de son acte divin une puissance généreuse détournée par nous au péché et que nous tirons de lui la puissance de réparer le péché, vis-à-vis de notre péché, il est saint. Notre faute n'est pas heureuse, mais seulement la condition de la faute, qui est notre liberté, créée pour la ressemblance de Dieu avec lui-même jusque dans l'être fini. Et il faut toujours détester notre

péché, le réparer autant qu'il dépend de nous, prier enfin et espérer, pour qu'une puissance infinie répare ce qui nous est irréparable. Peut-être qu'une miséricorde infinie pour l'être fini, qui est encore de l'infini, a établi de telle sorte la justice qu'il y a des punitions proportionnées et des secours jusque dans l'amoindrissement de la Raison, des expiations enfin dans la douleur.

L'œuvre essentielle de l'éducation humaine est de vivifier le sentiment de l'infini comme de l'objet à qui il est raisonnable que l'être fini se rapporte lui-même. Mais cela ne peut se faire qu'avec la culture de la Raison, qui n'aperçoit un peu l'infini que par une opposition avec la conscience claire du fini. Aussi les connaissances sont-elles éducatives positivement dans la mesure où elles impliquent le libre jeu de l'activité rationnelle du sujet et négativement la subordination nécessaire du sujet à l'objet. Leur série, d'après ces principes, consiste en connaissances purement humaines, celles qui relèvent des idées et de l'art, connaissances abstraites et connaissances concrètes.

Enfin, comme dans l'ordre de la morale et de l'éducation, le progrès ne peut résulter que d'un éclaircissement de la conscience finie, connue en opposition avec ce qui la dépasse infiniment, le progrès dans l'ordre politique ne pourra résulter d'une abolition des consciences individuelles, locales, nationales, mais au contraire de leur perfectionnement autonome conçu en relations avec l'ensemble de l'ordre humain.

En somme, la tâche de l'avenir parait être de constituer, avec la multitude des éléments fragmentaires que la civilisation a dégagés, des concepts synthétiques nouveaux. Le monde moderne sent bien qu'il est en travail de ces concepts et encore qu'il se laisse séduire, non sans causes, par plus d'un système de philosophie naturaliste, encore que plus d'un théoricien fasse dépendre la volonté humaine des phénomènes inférieurs de la vie animale ou du jeu même des forces naturelles, on est au fond si peu persuadé de cette prédominance de la Nature sur l'esprit que, contrairement aux efforts des philosophes du dernier siècle qui ont voulu laisser faire à la Nature et à ses énergies, on cherche de plus en plus à régler par la volonté de l'esprit le jeu des forces brutales. Déjà la pensée, sous forme de science, s'est fortement imposée à la matière et l'a réduite de mille manières à lui obéir et à la servir; voici qu'elle s'attaque à un ordre de phénomènes plus difficiles à assujettir, parce qu'ils dépendent en partie de notre volonté même et qu'ils sont par là plus complexes et moins saisissables, les phénomènes de la vie économique. Considérés surtout depuis une centaine d'années comme des phénomènes d'ordre naturel, ce qui a paru une raison de les déchaîner paraît aujourd'hui une raison d'y faire pénétrer l'action de notre volonté. Nul

doute d'ailleurs que cette extension de la volonté et de son action conçue de plus en plus comme légitime ne s'arrête pas là et qu'elle remette par exemple en que'stion, parmi les résultats historiques, ceux qui n'apparaîtront que comme déterminés par la fatalité des évé

nements.

Ce grand mouvement de l'esprit humain depuis cinq siècles vers la relativité des choses de la Nature a élargi l'esprit; aussi quelques-uns des concepts qu'il réalisera dans les faits dépasseront-ils probablement les frontières particulières des peuples. La violence de l'état contraire, où nous sommes et où nous nous enfonçons, prépare sans doute ce changement, par quelles voies? qui le sait? Ce n'est pas d'aujourd'hui d'ailleurs que les idées voyagent; la nouveauté serait d'appliquer consciemment et volontairement des lois communes à des groupes divers et de substituer à des alliances des unions. Et depuis longtemps déjà, les hommes divisés et ennemis tiennent quelques concepts métaphysiques où ils s'unissent pour plus précieux que les principes, même respectables, de leurs divisions et de leurs inimitiés: n'y a-t-il pas là une éducation de l'humanité à l'accord profond des volontés malgré les circonstances diverses?

Quelles que soient les organisations qui seront tentées, soit de peuple à peuple, soit chez un peuple pour y mieux régler les conditions de la vie, on peut affirmer qu'aucune de ces organisations ne sera bonne ni stable si elle n'a enfin pour effet de propager plus de liberté. C'est là un problème qui paraît contradictoire à une première vue, de procurer plus de liberté en réglant l'activité humaine, et c'est une conception qui paraît fort simple et de sens commun que d'augmenter la liberté en lais

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