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DU ROLE DES CONCEPTS'

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NOUVELLE PRÉFACE

Les circonstances m'imposent un devoir si inaccoutumé, si nouveau que, tout en y déférant avec une sérieuse sincérité, je ne puis m'empêcher d'en sourire d'abord.

Ce devoir est de faire une nouvelle préface à un ouvrage qui n'est pas épuisé.

Insister sur les mérites de son œuvre est assez l'usage des préfaciers et je n'y manquerai pas si je n'en voyais plus à la mienne, je l'aurais supprimée.

Qu'un auteur prenne la peine d'écrire pour signaler les défauts de son livre, c'est ce qui est plus rare, quoique ce ne soit pas sans exemple. On aura ici ce curieux spectacle, non seulement de voir un auteur redoubler sa préface sans en avoir l'occasion, mais de la lui voir redoubler en partie contre lui-même.

C'est qu'en y réfléchissant, il ne m'a pas paru, ni que j'eusse à retirer ce livre, ni que je dusse le laisser circuler davantage sans de notables réserves.

Le temps où je l'écrivais me semble déjà loin.

Il s'agissait pour moi, tout en formulant quelques résultats de mes recherches philosophiques, de « passer ma thèse », de la soutenir en Sorbonne et, dans un sentiment de discrétion peut-être un peu timide, à part quelques artistes que je nommai pour les louer dans un passage où je m'occupe de l'art (pp. 175-178), je m'interdis de citer aucun vivant.

1 Les exemplaires restants sont en vente à la librairie universitaire Alexandre Gratier et Cio, 23, Grand'Rue, à Grenoble. Pr. : 5 fr.

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Je n'ai plus les mêmes raisons d'éviter les noms propres et il me plaît de me reporter par la pensée vers le lieu et le moment où je composai ou remis en ordre toutes ces pages.

C'était à Toulouse où il y eut alors une réunion de quelques jeunes hommes très passionnés d'art, d'histoire, de philosophie et de causerie. L'un d'eux était M. Rauh qui garda ensuite la chaire de philosophie de l'Université de Toulouse, un autre M. Jaurès qui avait été et qui redevint député, un autre M. Delbos qui préparait par un travail immense son solide ouvrage sur « la philosophie de Spinoza et l'histoire du spinozisme », un autre M. Hauriou, professeur à la Faculté de Droit, qui s'est marqué plus tard une place si originale et s'est révélé comme un des esprits les plus inventeurs, constructeurs et vigoureusement intuitifs par son « Précis de Droit administratif » et sa « Science sociale traditionnelle ». Je passe sous silence d'autres compagnons qui valaient ceux-là.

Ces jeunes hommes, qui passèrent plusieurs années ensemble sans que la conversation ait langui, ne parlèrent jamais de politique. Ils auraient fait perdre à tous coups à Schopenhauer la gageure qu'il se tenait de donner un louis d'or aux pauvres, le jour où l'entretien de ses commensaux de table d'hôte ne retomberait pas à de certains sujets qui ne sont que trop habituels aux réunions d'hommes. Et j'ajoute 'que sauf deux amis qui savaient se retrouver pour cela, jamais on ne parlait de philosophie.

Est-ce à dire que ce perpétuel côte à côte n'eût aucune action sur la pensée de chacun? Qui ne sait qu'entre gens qui se connaissent, les colloques les plus importants sont ordinairement ceux qu'on échange sans les exprimer, et qu'entre esprits qui se comprennent, il arrive que rien ne va plus au fond, n'excite, ne vivifie davantage que ce que j'appellerai la conversation invisible.

Assurément la fermentation dans chaque tête était vive et notre commerce habituel en était une des occasions. Lorsque j'arrivai à Paris pour soutenir ma thèse, moi troisième, un de mes juges s'écria: « Vous êtes donc là-bas toute une

école de métaphysiciens! » Il avait raison en ce sens que nous nous excitions mutuellement à méditer, mais rien ne ressembla jamais moins à une école, d'autant que nous ne conférâmes jamais de rien et que chacun tirait de son côté.

Nous n'étions pas assez éloignés de l'enseignement commun de nos maîtres pour n'en être pas encore fort préoccupés. Cependant chacun de nous s'orientait probablement dans la direction propre qui sera celle de sa vie.

M. Jaurès, dans sa langue éloquente, nous parlait de « la réalité du monde sensible » avec le sentiment neuf et l'habileté dialectique d'un Arya de la Bactriane qui aurait passé son agrégation et j'en étais étonné. M. Rauh, pour arriver à son « système de la liberté », dépassait successivement les perspectives qu'il établissait, substituait tour à tour l'intellectualisme et le « géométrisme » au naturalisme, le finalisme au géométrisme, le « moralisme » au finalisme, volatilisait enfin le « chosisme » et, bien que j'eusse une grande inclination à lui laisser quelques-uns de ces barbarismes, je n'étais pas insensible à l'effort remarquable par où il prétendait nous éblouir de ténèbres. Et je lisais encore ce qui paraisssait de nouveau en philosophie, et je lisais aussi ce que la littérature nous donnait de plus intéressant et de plus émouvant.

J'organisais dans mon ouvrage, avec les idées qui me venaient de mon fond, celles que me suggérait mon attention à tout cela. Mon plan était assez large pour y faire entrer, sans le rompre, même les discussions qui naissaient dans mon esprit d'une cause momentanée. Il se peut toutefois que ce soit un des premiers défauts de ce livre que ces pointes poussées de place en place, au milieu de la marche générale du discours, au devant ou à l'encontre de quelque théorie ou de quelque sentiment qui n'est pas toujours discerné du lecteur, en l'absence de tout avertissement. C'est ainsi que dans l'introduction (pp. xi et suiv.) je m'en prends à la philosophie enclose dans quelques œuvres de ceux qu'on appelait alors les symbolistes (oui, décidément le temps où je composais ce livre est bien loin!), j'examine, non pas

sans sympathie, mais avec le désir de nous en relever, la subtile mélancolie qui distillait des romans de P. Loti et qui a tourné depuis à plus de désolation encore dans son voyage de Judée, je fais allusion dans le premier chapitre aux hypothèses des occultistes qui étaient fort en vogue, ailleurs (pp. 195 et suiv.) je resserre entre l'espace et le temps le lien qu'une théorie nouvelle m'avait paru trop relâcher, etc., etc. Au demeurant je prends une voie que je crois la bonne je mets en fait que la construction d'une philosophie n'est pas possible sans une critique de nos moyens de connaître, et je fais dépendre non la métaphysique de la morale, mais la morale de la métaphysique.

Depuis les quelques années où ceci nous reporte, il n'est rien survenu qui m'ait écarté de ces principes.

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Si les études qui touchent à la philosophie ont fait quelques progrès bien apparents et indiscutables, c'est assurément dans le champ de la psychologie expérimentale. A côté de quelques puérilités, de quelques enquêtes naïves et sans intérêt (il y a toujours du fatras au commencement d'une science), on a trouvé, non une méthode la méthode ici est la méthode des sciences physiques, la méthode expérimentale tout simplement mais des moyens matériels d'information qui, étendus et perfectionnés, jetteront de plus en plus de clarté sur le mécanisme de la vie sensitive et intellectuelle. Je faisais ce rêve qu'on pourrait peut-être un jour regarder le mouvement de la pensée dans le cerveau, quand l'invention de ces rayons qui traversent les corps opaques est venue pour ainsi dire donner des arrhes à ma chimère.

Les résultats scientifiques, positifs qu'on pourra obtenir dans cette zone encore si ténébreuse des phénoménes psychologiques, outre qu'ils nous renseigneraient sur des choses qui nous touchent de très près et que nous connaissons le moins, en débrouillant une des matières les plus emmêlées qui soient, ils permettraient de mieux poser certains problèmes philosophiques par là ils serviraient à la métaphysique et ils ne lui nuiront jamais, si on songe que tout phénomène porte en lui ses suggestions et aucun son explication.

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