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C'est donc en vain que des esprits naturellement ou volontairement empiristes prétendraient réduire la philosophie aux limites de ce chapitre d'histoire naturelle que serait une psycho-physique ou une psychologie expérimentale bien faite tout leur artifice ne saurait aller qu'à une tentative plus ou moins naïve de recouvrir les problèmes.

C'est comme si on voulait cacher la mer avec une pellicule d'huile.

Et l'effort dogmatique ne serait pas moins insuffisant qui, au lieu de s'étendre en surface sur les phénomènes extérieurs de la vie psychologique, chercherait à s'appuyer sur ceux du dedans à mesure qu'ils se meuvent car au moment qu'on y touche, ils ont déjà fui et nous demandons le mot de notre identité à ce qui n'en a pas ou nous le demandons à ce qu'ils furent et qui n'est plus rien, à moins d'être vécu de nouveau dans cet instant où le phénomène fuit déjà hors de lui-même, rebroussant vers le magasin ténébreux d'où il est sorti, et si par fortune quelques-uns tendaient à nous identifier avec la collection obscure de nos états de conscience antérieurs (cette doctrine n'est pas sans exemple), le dernier mot de la sagesse pour l'homme serait-il de dire « Je ne pense pas, donc je suis »?

Consciemment ou inconsciemment, explicitement ou implicitement, il faut en revenir, pour prendre un solide point de départ en philosophie, à l'introspection sans doute, à une constatation immédiate d'ordre psychologique, mais où l'on prenne l'acte en même temps que le fait et où le fait ne soit que le miroir où se réfléchisse l'acte qui du même coup sait qu'il est et commence de savoir qui il est, commence de se connaître : « Je pense », affirment St-Augustin et Descartes; c'est-à-dire qu'il ne suffit pas de courir après le phénomène dans le présent ou de le rechercher dans le passé, mais qu'il faut prendre le fait sur le vif avec les caractères essentiels qui y attestent évidemment notre acte et ainsi jeter sur les phénomènes le filet transparent mais solide de l'idée.

C'est par là que la philosophie doit être idéaliste.

Il est vrai qu'en même temps que l'esprit en s'affirmant

se connaît, il voit naître de son fonds même d'étranges difficultés; mais s'il n'y en avait pas, quel monstre serait-ce donc que la philosophie? Quel besoin aurions-nous, vous et moi, de philosopher? Or n'est-il pas certain qu'il faudra toujours philosopher, parce que ces difficultés dureront autant que l'esprit humain, c'est-à-dire jusqu'à la fin des temps?

Ainsi, tandis qu'une philosophie qui cherche à s'appliquer sur les faits psychologiques comme une couche galvanoplastique brillante et infiniment mince exclut par une nécessité de nature les problèmes et cherche à les éliminer, à s'en débarrasser, ces problèmes, la philosophie idéaliste au contraire les évoque, les suscite, non pour oublier l'abîme d'où ils naissent, mais bien plutôt pour s'en souvenir; elle les confronte, non pour leur arracher l'inintelligible mot de leurs énigmes respectives, mais pour les juger cependant, les ordonner et les concilier en vue d'une vie supérieure et raisonnable.

Il y a un essai de ce genre dans ce livre qu'après avoir laissé longtemps dormir, j'offre pour la seconde et dernière fois aux lecteurs. Et comme de ceux-ci, il n'en est pas qui me soit plus cher que le jeune homme, connu ou inconnu, qui me lira, d'autant que c'est à la jeunesse que ma vie déjà penchante est dévouée, c'est à lui que je m'adresse et je lui dis:

Prends et lis et ne jure pas sur la parole du livre, mais joins ta parole à la voix de l'esprit qui vivifie et qui est vérité.

Je t'avertirai moi-même de mes fautes.'

N'adhère pas de trop près aux idées que j'ai exposées dans le premier chapitre sur la religion: j'y ai trop suivi Comte. Déjà elle n'obtenait pas mon assentiment total, cette prétendue loi des trois états religieux, si je la donnais pour une hypothèse et seulement comme une « vue satisfaisante pour l'esprit » (p. 5). Elle ne l'est plus pour un esprit mieux informé. J'ai trouvé beaucoup mieux, je l'expliquerai bientôt.

Pourquoi ne t'avouerai-je pas que tu trouveras dans ce livre une histoire sommaire de la philosophie qui, selon moi,

en vaut bien d'autres ? Sans doute les systèmes n'y sont présentés que dans leur signification essentielle, et on sait de reste que dans le système d'un grand philosophe, à l'envisager de près, on trouve une riche complexité où s'accusent déjà des tendances multiples. Le système n'en a pas moins un mouvement de système et c'est ce qui est bien marqué dans le diagramme que j'ai tracé pour chacun - de même que je n'ai pas mal indiqué, dans le diagramme qui les joint tous les uns aux autres, la marche de la raison qui vient reprendre son sillon à côté de celui qu'elle a creusé du haut en bas du champ qu'elle laboure. Ceci pourrait être exposé de nouveau avec plus de force, j'y tâcherai peut-être quelque jour.

A ce propos, on m'a contesté le sens que j'ai donné aux mots « absolu » et « relatif ». Je savais ce que je disais : je les ai fort bien employés. Je laisse quelques chicanes sans plus d'intérêt.

Si j'avais à récrire cet essai, je joindrais la Renaissance au Moyen Age plus intimement qu'aux temps modernes, car si l'âme alors va bientôt renaître en effet, les manifestations de l'activité de l'esprit prolongent les siècles antérieurs en attendant qu'une nouvelle période soit ouverte. Mais il n'importe pas trop.

J'ai bien fait de mettre au centre de ce travail l'idée de Dieu. J'ai dit (p. 190) qu'il faudrait toujours revenir au Dieu absolument transcendant du christianisme et de Descartes. J'en suis convaincu plus que jamais. Dieu est devenu un personnage à peu près étranger à la philosophie contemporaine, et si quelques-uns lui font encore une belle niche où on le salue en passant, si, comme son nom sonne encore bien dans le monde distingué, d'autres recommandent de cette syllabe ce qu'il y a de plus raffiné dans le culte qu'ils se sont voué à eux-mêmes et qu'ils nous proposent, il est clair toutefois qu'on lui fait bien de l'honneur et qu'on le reconduirait s'il s'avisait de gêner. Pourtant si nous ne savons trouver Dieu présent dans notre pensée et au delà · Deus in nobis in Deo vivimus toutes les arguties ne nous sauveront pas de suivre le destin des choses, en « ce monde

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où les plus belles choses ont le pire destin », et le destin de nos frères, j'allais dire de nos pères les animaux, et ce n'est que par la vertu reconnue de la grâce de Dieu en nous que l'idéalisme prend la force de devenir ce qui importe à chacun de nous un spiritualisme.

Mais pourquoi, lorsque j'étudiais le concept du Dieu unique, l'ai-je traité d'une manière quasi géométrique et abstraite par parties? Quand j'abordais chaque système, est-ce que je ne l'envisageais pas chez son représentant le plus parfait et est-ce que j'allais prendre le cartésianisme chez Sylvain Régis ou le leibnizianisme chez Wolf? Il fallait donc considérer le monothéisme dans le christianisme qui en juge les autres formes, et c'est à quoi j'ai trop manqué.

Au surplus tu verras que par places je n'ai pas été trop mauvais prophète. J'ai annoncé (p. 149) les revendications féminines dites « féministes », et si j'ai prédit (p. 141) que l'action de la pensée moderne, à moins qu'elle ne se corrige par le rétablissement de la transcendance de Dieu, ira à détruire les libertés individuelles, certaines théories sociales dites socialistes ne demandent-elles pas avec une force croissante à me donner raison?

Je ne te commenterai pas ici la fin de mon livre, qui veut être méditée et qui pourrait être bien largement complétée. En te laissant au seuil de ces ultimes problèmes, je te dirai seulement Sois brave. La bravoure honore tous les âges et sied à la jeunesse. La bravoure de l'esprit est la plus difficile. Pose-toi les questions suprêmes et ne compose pas ta conduite des ingrédients de la lâcheté paresseuse et des mixtures du respect humain. Va au fond de ta pensée et à fond prends ton parti. Choisis de te mettre le plus à l'aise que tu pourras avec le monde ou de t'unir intimement et franchement à ce qui te paraîtra meilleur. Ne marche pas dans la vie capitonné d'hypocrisie et rembourré de compromissions. Ne sois pas de ceux dont le purgatoire ne veut pas et que l'enfer vomit.

GEORGES DUMESNIL,

Professeur de philosophie à l'Université de Grenoble.

Mai 1898.

L'objet de ce livre est de critiquer le droit de l'esprit humain à concevoir, en face de l'universel phénoménisme où il semble qu'aucune limite ne puisse subsister, ni même exister.

C'est un fait ou, si on veut, un phénomène, que l'esprit humain ne se laisse pas persuader aisément à ce phénoménisme et qu'il imagine toujours, pour expliquer les choses changeantes, des éléments ou des essences stables.

Ce fait se vérifie dans l'histoire de l'esprit humain, c'est-à-dire de la religion, de la science et de la philosophie.

Il m'a donc fallu d'abord parcourir cette histoire de manière à y montrer l'évidence de ce fait.

Pour cela, je n'ai pas essayé d'énumérer les concepts à l'aide desquels l'esprit humain, à chaque moment de l'histoire, s'est forgé une explication des choses. Autant vaudrait compter les grains de sable des grèves de la mer. Il m'a paru que pendant certaines périodes, qui se présentaient comme distinctes, il y avait quelques conceptions vraiment principales d'où toutes les autres ont découlé ainsi que des conséquences et j'ai signalé expressément,

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