Images de page
PDF
ePub

DES

CLASSIQUES FRANÇAIS

PREMIÈRE PARTIE

GENRE ÉPIQUE ET GENRE HISTORIQUE

La mort d'Eurydice.

· PROTÉE, interrogé par Aristée sur la cause de ses malheurs,

lui répond :

Tremble, un dieu te poursuit! pour venger ses douleurs,
Orphée a sur ta tête attiré ces malheurs;
Mais il n'a pas au crime égalé le supplice.

Un jour tu poursuivais sa fidèle Eurydice;

Eurydice fuyait, hélas! et ne vit pas

Un serpent que les fleurs recélaient sous ses pas.
La mort ferma ses yeux; les nymphes ses compagnes
De leurs cris douloureux remplirent les montagnes;
Le Thrace belliqueux lui-même en soupira;
Le Rhodope en gémit, et l'Ebre en murmura.

Son époux s'enfonça dans un désert sauvage :
Là, seul, touchant sa lyre, et charmant son veuvage,
Tendre épouse! c'est toi qu'appelait son amour,
Toi qu'il pleurait la nuit, toi qu'il pleurait le jour.
C'est peu; malgré l'horreur de ses profondes voûtes,
Il franchit de l'enfer les formidables routes;
Et perçant ces forêts où règne un morne effroi,

Il aborda des morts l'impitoyable roi,

Et la Parque inflexible et les pâles Furies,

Que les pleurs des humains n'ont jamais attendries.

Il chantait, et ravis jusqu'au fond des enfers,
Au bruit harmonieux de ses tendres concerts,
Les légers habitants de ces obscurs royaumes,
Des spectres pâlissants, de livides fantômes,
Accouraient plus pressés que ces oiseaux nombreux
Qu'un orage soudain ou qu'un soir ténébreux
Rassemble par milliers dans les bocages sombres;
Des mères, des héros, aujourd'hui vaines ombres,
Des vierges que l'hymen attendait aux autels,
Des fils mis au bûcher sous les yeux paternels,
Victimes que le Styx, dans ses prisons profondes,
Environne neuf fois du repli de ses ondes,

Et qu'un marais fangeux, bordé de noirs roseaux,
Entoure tristement de ses dormantes eaux.
L'enfer même s'émut; les fières Euménides
Cessèrent d'irriter leurs couleuvres livides;
Ixion immobile écoutait ses accords;
L'hydre affreuse oublia d'épouvanter les morts;
Et Cerbère, abaissant ses têtes menaçantes,
Retint sa triple voix dans ses gueules béantes.
Enfin il revenait triomphant du trépas:

Sans voir sa tendre amante, il précédait ses pas;
Proserpine à ce prix couronnait sa tendresse.
Soudain ce faible amant, dans un instant d'ivresse,
Suivit imprudemment l'ardeur qui l'entraînait,
Bien digne de pardon, si l'enfer pardonnait!

Presque aux portes du jour, troublé, hors de lui-même,
Il s'arrête, il se tourne... il revoit ce qu'il aime!
C'en est fait; un coup d'œil a détruit son bonheur :
Le barbare Pluton révoque sa faveur,

Et des enfers, charmés de ressaisir leur proie,
Trois fois le gouffre avare en retentit de joie.
Eurydice s'écrie : « O destin rigoureux!

Hélas! quel dieu cruel nous a perdus tous deux ?
Quelle fureur! voilà qu'au ténébreux abîme
Le barbare destin rappelle sa victime.
Adieu; déjà je sens dans un nuage épais
Nager mes yeux éteints, et fermés pour jamais.
Adieu! mon cher Orphée. Eurydice expirante
En vain te cherche encor de sa main défaillante;
L'horrible mort, jetant un voile autour de moi,
M'entraîne loin du jour, hélas ! et loin de toi. »
Elle dit, et soudain dans les airs s'évapore.

Orphée en vain l'appelle, en vain la suit encore,
Il n'embrasse qu'une ombre; et l'horrible nocher
De ces bords désormais lui défend d'approcher.
Alors, deux fois privé d'une épouse si chère,
Où porter sa douleur? où traîner sa misère ?

Par quels soins, par quels pleurs fléchir le dieu des morts;
Déjà cette ombre froide arrive aux sombres bords.
Près du Strymon glacé, dans les antres de Thrace,
Durant sept mois entiers il pleura sa disgrâce;
Sa voix adoucissait les tigres des déserts,

Et les chênes émus s'inclinaient dans les airs.
Telle sur un rameau, durant la nuit obscure,
Philomèle plaintive attendrit la nature,
Accuse en gémissant l'oiseleur inhumain,
Qui, glissant dans son lit une furtive main,
Ravit ces tendres fruits que l'amour fit éclore,
Et qu'un léger duvet ne couvrait pas encore.
Pour lui plus de plaisir, plus d'hymen, plus d'amour.
Seul parmi les horreurs d'un sauvage séjour,
Dans ces noires forêts du soleil ignorées,
Sur les sommets déserts des monts hyperborées,
Il pleurait Eurydice, et, plein de ses attraits,
Reprochait à Pluton ses perfides bienfaits.

En vain mille beautés s'efforçaient de lui plaire :
Il dédaigna leurs feux, et leur main sanguinaire,
La nuit, à la faveur des mystères sacrés,

Dispersa dans les champs ses membres déchirés.
L'Ebre roula sa tête encor toute sanglante :
Là, sa langue glacée, et sa voix expirante,
Jusqu'au dernier soupir formant un faible son,
D'Eurydice, en flottant, murmurait le doux nom :
Eurydice! ô douleur! Touchés de son supplice,
Les échos répétaient : « Eurydice! Eurydice! >>

DELILLE (Trad. des Géorgiques de Virgile.)

Episode de Laocoon.

Dans ce même moment, pour mieux nous aveugler,
Un prodige effrayant vient encor nous troubler.
Prêtre du dieu des mers, pour le rendre propice,
Laocoon offrait un pompeux sacrifice,

Quand deux affreux serpents, sortis de Ténédos

(J'en tremble encor d'horreur), s'allongent sur les flots; Par un calme profond, fendant l'onde écumante,

Le cou dressé, levant une crête sanglante,

De leur tête orgueilleuse ils dominent les eaux;

Le reste au loin se traîne en immenses anneaux.

Tous deux nagent de front, tous deux des mers profondes
Sous leurs vastes élans font bouillonner les ondes.

Ils abordent ensemble, ils s'élancent des mers;
Leurs yeux rouges de sang lancent d'affreux éclairs,
Et les rapides dards de leur langue brûlante
S'agitent en sifflant dans leur gueule béante.
Tout fuit épouvanté. Le couple monstrueux

Marche droit au grand-prêtre; et leur corps tortueux
D'abord vers ses deux fils en orbe se déploie,
Dans un cercle écaillé saisit sa faible proie,
L'enveloppe, l'étouffe, arrache de son flanc

D'affreux lambeaux suivis de longs ruisseanx de sang.
Leur père accourt tous deux à son tour le saisissent,
D'épouvantables noeuds tout entier l'investissent,
Deux fois par le milieu leurs plis l'ont embrassé,
Deux fois autour du cou leur corps s'est enlacé;
Ils redoublent leurs noeuds, et leur tête hideuse
Dépasse encor son front de sa crête orgueilleuse.
Lui, dégouttant de sang, souillé de noirs poisons,
Qui du bandeau sacré profanent les festons,
Raidissant ses deux bras contre ces nœuds terribles,
Il exhale sa rage en hurlements horribles.
Tel, d'un coup incertain par le prêtre frappé,
Mugit un fier taureau de l'autel échappé,
Qui, du fer suspendu victime déjà prête,
A la hache trompée a dérobé sa tête.
Enfin, dans les replis de ce couple sanglant,
Qui déchire son sein, qui dévore son flanc,
Il expire... Aussitôt l'un et l'autre reptile
S'éloigne; et, de Pallas gagnant l'auguste asile,
Au pied de la désse, et sous son bouclier,
D'un air tranquille et fier va se réfugier.

DELILLE (Trad. de l'Eneide de Virgile).

Songe d'Enée.

C'était l'heure où du jour adoucissant les peines,

Le sommeil, grâce aux Dieux, se glisse dans nos veines;
Tout à coup, le front pâle et chargé de douleurs,
Hector, près de mon lit, a paru tout en pleurs,
Et tel qu'après son char la victoire inhumaine,
Noir de poudre et de sang, le traîna sur l'arène.
Je vois ses pieds encore et meurtris et percés
Des indignes liens qui les ont traversés.
Hélas! qu'en cet état de lui-même il diffère !
Ce n'est plus cet Hector, ce guerrier tutélaire,
Qui, des armes d'Achille orgueilleux ravisseur,
Dans les murs paternels revenait en vainqueur,
Ou, courant assiéger les vingt rois de la Grèce,
Lançait sur leurs vaisseaux la flamme vengeresse.
Combien il est changé! le sang de toutes parts
Souillait sa barbe épaisse et ses cheveux épars;
Et son sein étalait à ma vue attendrie

Tous les coups qu'il reçut autour de sa patrie.

Moi-même il me semblait qu'au plus grand des héros,
L'œil de larmes noyé, je parlais en ces mots :
<< O des enfants d'Ilus la gloire et l'espérance!
Quels lieux ont si longtemps prolongé ton absence?
Oh! qu'on t'a souhaité! mais pour nous secourir,
Est-ce ainsi qu'à nos yeux Hector devait s'offrir,
Quand à ses longs travaux Troie entière succombe,
Quand presque tous les tiens sont plongés dans la tombe?
Pourquoi ce sombre aspect, ces traits défigurés,
Ces blessures sans nombre, et ces flancs déchirés ! »
Hector ne répond point; mais du fond de son âme
Tirant un long soupir : « Fuis les Grecs et la flamme,
Fils de Vénus, dit-il; le destin l'a vaincu;

Fuis, hâte-toi : Priam et Pergame ont vécu.
Jusqu'en leurs fondements nos murs vont disparaître ;
Ce bras nous eût sauvés si nous avions pu l'être.
Cher Énée ! ah! du moins, dans ses derniers adieux
Pergame à ton amour recommande ses dieux !
Porte au delà des mers leur image chérie,
Et fixe-toi près d'eux dans une autre patrie. »
Il dit, et dans ses bras emporte à mes regards
La puissante Vesta qui gardait nos remparts,

« PrécédentContinuer »