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CONSEILS

POUR LA LECTURE A HAUTE VOIX

ET LA RÉCITATION

En dépit de bien des efforts estimables, la routine jouit, en France, d'une autorité toute-puissante; elle règle en souveraine maîtresse presque tous nos procédés d'enseignement. L'une des traces les plus regrettables de cet empire, c'est l'ânonnement ridicule qui, dans la bouche de tous nos écoliers, prend le nom de récitation des leçons; il est impossible de bredouiller les mots d'une façon moins intelligente et plus ennuyeuse. Il faut toute la force de l'habitude prise pour nous rendre insensible à ce ridicule; mais tous les étrangers qui visitent nos écoles et nos lycées en sont frappés et ne peuvent se défendre de déplorer cet usage ou d'en rire.

Les conséquences de cette mauvaise habitude sont bien plus graves qu'on n'est disposé à le croire. Elle accoutume l'esprit et l'oreille à mettre le style de nos grands classiques sur le même rang que le langage méthodique des manuels; elle efface toute différence entre les éléments de la grammaire française et les imprécations de Camille ou d'Athalie; Bossuet se dit du même ton que la définition de l'arithmétique. Faute d'une préparation suffisante, le nombre est singulièrement restreint des personnes qui aiment à lire tout haut et qui font plaisir en lisant. On compte les hommes capables de lire à haute voix de façon à charmer les loisirs d'une journée de mauvais temps ou d'une longue soirée d'hiver, à faire oublier à un malade les lenteurs d'une convalescence. Notre

pénurie de lecteurs va si loin qu'il est tel membre de l'Académie française auquel ce talent a peut-être bien ouvert les portes de l'Institut et qu'on rappelle comme une merveille l'art de Casimir Delavigne, dont la récitation vive et spirituelle séduisait, fascinait, même les membres du comité de lecture à la Comédie française. Pourquoi ce talent est-il donc prisé si haut? C'est qu'il est fort rare chez le peuple qui a la prétention d'être l'arbitre de l'esprit et du goût littéraire. L'origine du mal est dans l'habitude prise dès l'enfance de lire et de réciter en ânonnant.

Que ce bourdonnement suffise aux maîtres d'étude chargés de constater très-vite que les leçons out été apprises, passe encore; mais que le professeur laisse traiter du Corneille comme du Lhomond, voilà ce qui dépasse toute mesure.

Le remède à ce mal est cependant très-simple; il suffit que le maître veuille l'appliquer, car il faut convenir que, dans ce cas, le vrai, le seul coupable, c'est le professeur. Les écoliers sont tout prêts à faire autrement, l'imagination vive et curieuse de leur âge les y dispose et les y invite; qu'on essaye seulement, et bientôt on n'aura plus qu'à les retenir pour les empêcher de tomber dans la déclamation théâtrale.

A cet effet, voici le procédé que recommandent l'expérience et le succès: Dès le début de la classe, avant la récitation des leçons, le professeur lit à haute voix et d'une manière bien accentuée le morceau qui a été appris par cœur, puis fait répéter cette lecture par un des élèves les plus intelligents. Le ton ainsi donné, la récitation se fait d'une façon toute nouvelle. Un peu de suite et de persévérance dans cet exercice quotidien suffit pour réformer des habitudes si ridicules que personne n'oserait les défendre, bien que personne n'ose les attaquer.

Dans l'espoir d'aider à cette réforme très-simple et trèsféconde, je donne ici quelques conseils généraux sur l'art de lire à haute voix et de réciter, c'est tout un.

La lecture accentuée doit tenir le milieu entre un ânonnement insipide et la déclamation scénique. Lire comme un acteur jouerait, avec cris, gestes et mouvements, c'est dépasser le but et tomber dans le ridicule. La lecture est à la déclamation ce qu'une simple interprétation au crayon est à

une peinture, ce qu'une mélodie fredonnée devant le piano est à une cantate exécutée à grand orchestre : le mouvement, l'intention, l'accent doivent être sentis et indiqués; appuyer davantage, c'est aller trop loin. La nuance est difficile à saisir; mais une fois qu'on s'en préoccupe et qu'on s'y applique, le goût se forme ou s'épure, la délicatesse s'acquiert ou se perfectionne.

Le premier soin est de reconnaître par un coup d'œil général le sujet du morceau et de s'en pénétrer assez profondément pour y prendre un véritable intérêt; l'attention produit une sorte d'excitation réfléchie de l'imagination. De cette condition essentielle dépend tout le reste, si bien que cette règle dispenserait presque des autres; en effet, l'émotion se communiquant à la voix, lui donnera le timbre, les inflexions et l'accent qui conviennent au sujet.

Ce sujet peut être sérieux ou léger, triste ou enjoué, sublime ou simple, spirituel ou naïf. Il importe d'en faire d'abord l'observation, parce que ces différences entraînent l'emploi de procédés différents d'interprétation: La Fontaine ne se dit pas du tout comme Bossuet.

Le timbre de la voix devra être clair, élevé, les intonations vives et très-flexibles, la prononciation animée et assez rapide, le ton naturel et franc pour les sujets simples, gais ou spirituels. La voix s'abaissera, deviendra grave et pleine, la prononciation plus lente et plus mesurée, les inflexions moins variées et moins rapides, le ton plus calme et plus posé, parfois véhément, pour les sujets sérieux, graves, élevés. L'art de varier les inflexions de la voix est le grand secret pour donner un vif intérêt à une lecture; c'est la variété des accents, de la mesure, des tons et des demi-tons qui fait ressortir les mouvements et les effets divers du discours.

Telles sont les règles générales; les règles particulières de l'art de bien lire se rapportent à trois objets principaux : la prononciation, l'intonation et l'accent.

La prononciation des mots doit toujours être claire, distincte, articulée et plutôt lente que rapide; l'oreille saisit avec peine des sons trop précipités et l'esprit se fatigue vite à les suivre. La clarté ne naît pas du soin de détacher tous les mots et de les prononcer tous avec la même force; cette

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uniformité de débit engendre la fatigue et l'ennui, elle émousse toute attention et détruit tout intérêt. L'important est de donner à chaque mot la valeur qui lui convient; c'est dans ce choix que consiste tout l'art de prononcer. Rien n'est possible à qui n'a pas grand soin d'observer les signes de ponctuation; dans l'intérêt de la clarté, il faut marquer toutes les divisions par un repos, s'arrêter plutôt trop que pas assez, après les signes de ponctuation, surtout à chaque point.

L'intonation résulte de l'élévation ou de l'abaissement de la voix. Une règle générale qui n'admet pas d'exception, c'est d'élever sensiblement la voix sur les mots qui représentent une idée importante, un sentiment vif et passionné. Il faut, au contraire, dire d'un ton plus bas comme d'un mouvement plus rapide les mots qui n'ont qu'une valeur grammaticale, comme les auxiliaires, les prépositions, etc.

L'accent est la modification du son qui résulte de l'émotion même du lecteur; il est la conséquence naturelle des sentiments et des dispositions de l'âme. A ce sujet, la seule règle possible, c'est de mettre l'accent d'accord avec l'impression morale que produisent les idées exprimées par l'auteur. Tout désaccord, toute dissonance est désagréable et ridicule; évitons l'emphase dans les sujets sublimes, la bouffonnerie dans les sujets plaisants. Le lecteur doit toujours rester maître de sa diction et ne jamais laisser dégénérer l'excitation oratoire ou poétique en une émotion réelle et trop profonde. Talma, suivant avec intérêt les débuts d'un jeune tragédien, l'interrompit tout à coup par cette observation pleine de finesse : < Ah! malheureux! vous êtes perdu : vous sentez ce que vous dites! » Les enfants et les jeunes gens sont fort exposés à cet entraînement qui substitue l'émotion véritable à l'émotion artistique, enlève au lecteur la direction de sa pensée, de ses mouvements et de sa voix.

L'expression résulte du concours heureux de la prononciation, du ton et de l'accent; l'expression doit être avant tout naturelle, et pour cela il est bon que le lecteur se tienne plutôt en deçà de l'émotion qu'il éprouve et qu'il voudrait rendre; au delà le ridicule est tout près du pathétique. Dans les dernières lignes d'un morceau, la prononciation peut devenir plus vive et plus rapide; alors la voix s'élèvera,

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le lecteur laissera plus libre carrière à son émotion, il touche au bout, il a moins à craindre de s'abandonner, et il a besoin de frapper plus vivement les derniers coups.

Les vers français réclament quelques observations toutes particulières.

La lecture de notre poésie doit tenir le milieu entre l'uniformité de la prose et cette sorte de chant rhythmé qui marquerait tous les temps et toutes les cadences du vers. C'est un défaut de faire sentir par une mélopée monotone la césure et l'hémistiche de nos alexandrins, dont la coupe est déjà trop régulière; mais c'est une faute aussi de rompre à plaisir toute mesure et de dire les vers comme la prose, sans tenir compte ni du nombre ni de la rime. En effet, outre son vocabulaire et ses licences, la poésie a aussi son rhythme et sa mélodie; c'est par là qu'elle charme et remplit doucement l'oreille; briser ce rhythme, c'est dépouiller la poésie de son agrément musical, c'est méconnaître un de ses caractères essentiels.

A cet égard, comme à propos de toutes les règles qui précèdent, tout excès est blâmable; le goût, la mesure, le sentiment des nuances sont les qualités délicates qui conviennent à un lecteur intelligent; et l'étude, la réflexion est seule capable de développer ces qualités.

En résumé, il est fort à souhaiter que les professeurs attachent un peu plus d'importance à la façon dont les enfants leur récitent les leçons. C'est vraiment une insulte à nos classiques français que notre ânonnement traditionnel. Les professeurs le feront disparaître le jour où ils voudront seulement prêcher d'exemple, et montrer d'abord comment une lecture intelligente peut associer l'homme du dix-neuvième siècle aux sentiments généreux, aux pensées élevées de nos grands maîtres. Ici plus qu'ailleurs, vouloir c'est pouvoir, et le maître qui n'aurait pas le courage de tenter cette réforme priverait ses élèves d'un plaisir délicat, celui de mieux apprécier nos bons auteurs en les interprétant avec goût.

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