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ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités qui, dans un quart-d'heure), m'illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier discours, celui sur l'inégalité, et le traité de l'éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables, et forment ensemble un même tout. Tout le reste a été perdu; et il n'y eut d'écrit sur le lieu même que la prosopopée de Fabricius.. Voilà comment, lorsque j'y pensais le moins, je devins auteur presque malgré moi. »

Dans ses Confessions, Rousseau dit qu'arrivé à Vincennes il était dans une agitation qui tenait du délire, et qu'ayant communiqué à Diderot son projet de traiter la question proposée par l'académie de Dijon, celui-ci l'exhorta de donner l'essor à ses idées. On sait que la fameuse question était de savoir si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. On lit dans quelques recueils d'anecdotes que Rousseau consulta Diderot sur la manière de traiter cette question, et lui fit part de son projet de prouver l'influence heureuse des sciences et des arts sur les mœurs, mais que Diderot lui répondit: « C'est le pont-aux-ânes; prenez plutôt le parti contraire. » La fausseté de ce conte se voit assez par la peinture animée que Rousseau fait des sensations qu'il éprouva en lisant le Mercure de France. « Je travaillai, continue-t-il dans ses Confessions, ce discours d'une façon bien singulière... Je lui consacrais les insomnies de mes nuits. Je méditais dans mon lit à yeux fermés, et je tournais et retournais dans ma tête mes périodes avec des peines incroyables; puis quand j'étais parvenu à en être content, je les déposais dans ma mémoire jusqu'à ce que je pusse les mettre sur le papier..... Quand ce discours fut fait, je le montrai à Diderot, qui en fut content, et m'indiqua quelques corrections. Cependant cet ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument d'ordre et de logique; de tous ceux qui sont sortis de ma plume c'est le plus faible de raisonnement et le plus pauvre de nombre et d'harmonie; mais avec quelque talent qu'on puisse être né, l'art d'écrire ne s'apprend pas tout d'un coup. »

Quelque ressentiment secret contre les hommes d'un esprit cultivé, qui l'avaient traité avec une indifférence humiliante parce qu'ils lui supposaient peu de talens, influa peut-être sur le parti que Rousseau prit dans cette occasion, et fit naître cette éloquence qu'il déploya pour soutenir un paradoxe. « Il se souvint, dit Laharpe, qu'étant commis chez M. Dupin, il ne dînait pas à table les jours que les gens de lettres s'y rassemblaient, et il en

trait dans le champ de la littérature comme Marius rentrait dans Rome, respirant la vengeance, et se souvenant des marais de Minturnes. »>

L'académie de Dijon ne pensait pas, comme Rousseau, que les hommes sont corrompus parce qu'ils cultivent les sciences et les arts, mais elle trouva ce paradoxe soutenu avec tant d'art, qu'elle ne put s'empêcher de donner au discours de Rousseau la préférence sur les discours plus sages de ses concurrens. Diderot se chargea de faire imprimer l'écrit couronné de son ami. Il parut chez le libraire Pissot à Paris, fit une sensation prompte et extraordinaire, et fonda la réputation de l'auteur. Mais en même temps il s'éleva un cri général dans les lettres contre leur détracteur, et il se présenta des écrivains en foule pour les défendre. Rousseau parle assez gaiement de cette querelle littéraire. « Indigné, dit-il, de voir tant de petits messieurs Josse, qui n'entendaient pas même la question, vouloir en décider en maîtres, je pris lą plume, et j'en traitai quelques-uns de manière à ne pas leur laisser les rieurs pour eux. Un certain M. Gautier de Nancy, le premier qui tomba sous ma coupe, fut rudement malmené dans une lettre à M. Grimm. Le second fut le roi Stanislas lui-même, qui ne dédaigna pas d'entrer en lice avec moi. L'honneur qu'il me fit me força de changer de ton pour lui répondre; j'en pris. un plus grave, mais non moins fort, et, sans manquer de respect. à l'auteur, je réfutai pleinement l'ouvrage.... Mes amis, effrayés pour moi, croyaient déjà me voir à la Bastille. Je n'eus pas cette crainte un seul moment, et j'eus raison. Ce bon prince après avoir vu ma réponse, dit : « J'ai mon compte, je ne m'y frotte plus. »

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Voltaire se contenta de plaisanter sur le discours couronné: en général il ne se trouva pas d'adversaire capable de lutter avec assez de talent contre Rousseau, quelque belle que fût la cause, sujet de la querelle. «Rousseau, dit Grimm dans sa Correspondance littéraire (année 1754), n'a trouvé que deux adversaires qui méritent d'être nommés. Le roi Stanislas a fait sur son discours des observations fort sensées, mais toujours à côté du sujet. M. Bordes, de Lyon, a fait imprimer un discours sur les avantages des sciences et des arts, qui a eu à Paris plus de succès qu'il n'en méritait à mon gré (1). Ce discours est dans le cas des observations du roi de Pologne: il est faiblement écrit, faible

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(1) Imprimé à Genève, chez Barillot, sous ce titre : Discours sur les avantages des sciences et des arts, avec la Réponse de J. J. Rousseau, 1752, in-8°. de 130 pages.

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ment pensé, et ne fait rien du tout à la question. Rousseau avait trop beau jeu pour rester en arrière. Il fit une réponse au roi Stanislas, et une autre qu'il appelle sa dernière, à M. Bordes. Ces deux morceaux contiennent des choses admirables, et même sublimes; et ce dernier est, à mon gré, égal et même supérieur à son discours. M. Bordes n'a pas jugé à propos d'abandonner sa cause. Il nous a donné un second discours sur les avantages des sciences et des arts, dans lequel il tâche de réparer les nouvelles brèches que son redoutable adversaire avait faites à son système à grands coups de hache.... Cependant la question est restée indécise; car quoique Rousseau ait dit beaucoup de choses admirables, on ne peut pas dire que la logique de ses raisonnemens soit assez forte ou assez bien établie, pour nous entraîner à adopter son système, et il est à regretter sans doute qu'aucun de nos philosophes du premier ordre n'ait songé à traiter cette question, qui est véritablement belle et grande... L'abus des sciences et des arts a sans doute produit des maux terribles sur la terre; mais comment prévenir cet abus? Est-ce en défendant aux hommes l'usage des choses dont ils peuvent abuser ? mais en ce cas-là, il faut leur défendre tout, parce qu'ils abusent de tout il faut donc en faire des bêtes, des êtres inanimés même. D'ailleurs, comment fait-on pour empêcher un peuple de se livrer aux sciences et aux arts, c'est-à-dire, suivant le style de Rousseau, de se corrompre?... Prouver qu'une nation a tort de se livrer aux lettres me paraît tout aussi sensé que de prouver que les hommes ont tort de mourir. Eh! philosophe faible et incertain, ne vois-tu pas que ces peuples qui couvrent la surface de la terre sont entraînés par la main toute puissante dų destin, et qu'il te faut subir les mêmes lois du mécanisme uni`versel, malgré tes raisonnemens spécieux et superbes ! . . . . »

CORRESPONDANCE.

En rédigeant ses Confessions, Rousseau avait lui-même recueilli et classé sa correspondance, afin que ses Lettres et celles qui lui avaient été écrites pussent servir en quelque sorte de pièces justificatives à ses écrits. Il avait en effet à parler de personnes marquantes; il avait à dévoiler leurs procédés à son égard; il avait à justifier les siens sa correspondance devait fournir les preuves authentiques de ses assertions. On voit par ses Lettres à M. du Peyrou, dépositaire de ses papiers, combien il avait à cœur de mettre cette partie de ses écrits en ordre. Après sa mort, elle acquit bien plus d'importance encore par la publication d'un

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grand nombre de lettres que Rousseau avait adressées à plusieurs personnes, particulièrement à celles qui jouissaient de son estime et de sa confiance. Mais dans aucune édition de ses OEuvres la correspondance de Rousseau n'offre une suite aussi complète que dans celle-ci. Toutes les lettres publiées, soit dans de, correspondances particulières, soit dans des recueils périodiques, ou inédites encore et parvenues à notre connaissance, y ont été insérées d'après l'ordre chronologique, en sorte que la correspondance de Rousseau, qui d'abord se composait de pièces justificatives, est maintenant une partie très-importante de ses écrits, et cède peu en intérêt aux Confessions même, dont elle est en quelque façon la suite et le complément. En effet, les Confessions ne vont que jusqu'à l'époque où Rousseau fut obligé de quitter la Suisse; c'est dans sa correspondance qu'il faut chercher les détails des autres événemens que Rousseau avait formé le projet de raconter dans une troisième partie; mais il paraît que cette partie ne fut jamais écrite; et si elle l'eût été, Rousseau n'eût pas manqué de la déposer entre les mains de son fidèle ami Dupeyrou. Mais, vraisemblablement, il aurait eu peu à ajouter aux lettres qu'il avait écrites dans les diverses positions de sa vie; elles nous font connaître jusqu'à ses plus secrètes pensées, jusqu'à ses sensations passagères; le caractère soupçonneux, chagrin et malheureux de Rousseau s'y peint tout entier; mais nous y retrouvons aussi son style élevé et éloquent, un grand fond d'idées tantôt gaies et aimables tantôt tristes et moroses; de belles pensées sur l'amitié, sur les divers rapports sociaux, sur des sujets littéraires, sur des ainsi dire, pas personnes connues, etc. Nous pouvons suivre, pour à pas le philosophe de Genève dans sa vie privée et pour la plupart du temps solitaire, et l'observer dans les diverses retraites où il cherche successivement, mais en vain, le bonheur qui le fuyait.

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Si nous voulons le prendre à l'époque où finissent les Confessions, c'est-à-dire à son départ de la Suisse, nous le voyons d'abord décidé à chercher un refuge chez mylord-maréchal à Berlin, puis céder tout à coup aux instances de ses amis en France, rentrer par Strasbourg, et s'y déterminer à accepter l'offre de M. Hume, et à se rendre, avec ce célèbre écrivain anglais, à Londres, pour s'établir dans quelque retraite en Angleterre. En passant à Paris, il est accueilli au Temple par le prince de Conti, et accablé de visites de toute espèce. Une dame qui avait pris pour lui la passion la plus vive, madame Latour de Fran

queville, sollicita comme une grace à sa porte la permission d'entrer chez lui, et s'estima heureuse d'avoir eu une courte entrevue avec le célèbre écrivain à qui elle avait voué un attachement sans bornes, dont toutes les lettres qu'elle lui adressa font foi (1). Elle n'en fut pas malheureusement mieux récompensée que tous ceux qui sollicitaient trop vivement l'amitié du philosophe. Rousseau lui fit entendre assez clairement que sa correspondance l'ennuyait, et refusa et de la voir et de lui écrire. On trouvera dans ce recueil toutes les lettres qu'il lui avait adressées, et qu'elle légua, après les avoir soigneusement gardées, à M. du Peyrou; elles ont été publiées avec celles que Rousseau avait écrites à cet ami constant. Le séjour en Angleterre fut marqué par la fameuse querelle avec Hume, querelle dont Rousseau a exposé le sujet fort au long dans ses lettres écrites à cette époque (1766 et 1767). Madame de Créqui n'avait pas été mieux traitée; quoique sa correspondance eût commencé plus amicalement encore que celle de madame Latour. Elle répondit à la dernière lettre que Rousseau lui écrivit, et qu'on trouvera avec les précédentes dans ce recueil, par le billet suivant : « J'ayoue que je ne croyais pas que mes précautions pour ne pas manquer de recevoir M. Rousseau fussent susceptibles d'interprétation; je ne les prendrai plus puisqu'elles m'attirent des billets si peu conformes aux sentimens d'amitié que je lui ai voués. J'ai toujours cru qu'on m'honorait beaucoup en venant chez moi, et que j'honorais infiniment en y recevant: je n'ai pas plus à rectifier mes idées en ce point qu'en tout autre. » Et la correspondance entre elle et Rousseau en resta là (2).

Hume a donné un précis des griefs de Rousseau contre lui; il n'a pas eu beaucoup de peine à se justifier des accusations singulières du Philosophe (3).

(1) Correspondance originale et inédite de J.-J. Rousseau avec madame Latour de Franqueville et M. du Peyrou. Paris, 1805, 2 vol. in-8°. (2) Lettres originales de J.-J. Rousseau à madame de**, à madame la maréchale de Luxembourg, à M. de Malesherbes, à d'Alembert, etc., publiées par Charles Pougens, Paris 1798.

(3) Un grand nombre de brochures ont été publiées dans ce temps à ce sujet: Exposé succinct de la contestation qui s'est élevée entre M. Hume et M. Rousseau, avec les pièces justificatives. Londres, 1766. Précis pour J.-J. Rousscau, en réponse à l'Exposé succinct de M. Hume, suivi d'une Lettre de madame D** (Latour) à l'auteur de la justification de M. Rousseau. 1767. — Réflexions posthumes sur le grand procès de Jean-Jacques avec David; etc.

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