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balancer cette tendance chaque jour plus inquiétante. Au nombre des moyens de réaction que les événements ont pu offrir, le cabinet de Londres a dû compter sans doute l'insurrection des Circassiens, peuple aguerri, etheureusement placé pour maintenir une diversion puissante. Que l'exemple de la Pologne profite au monde ! Les ennemis de la Moskovie sont les sentinelles avancées de l'Asie et de l'Europe, qu'on ne les laisse pas tous écraser un à un!

§ 4.

-Moyen infaillible de faire crouler le colosse
du Nord.

Quand on jette les yeux sur l'étendue immense du territoire moskovite, un sentiment de crainte saisit d'abord la pensée, et les souvenirs d'une campagne récente ne font qu'accroître cette impression. C'est là le seul pays qui ait pu arrêter, dans le fort de ses triomphes, le plus grand général que l'univers ait porté, l'arrêter et le vaincre quand il poussait l'Europe entière vers cet ennemi lointain. Sans doute des causes diverses et indépendantes de la force des Moskovites agirent sur ce résultat; mais il n'en est pas moins resté, pour les czars, un prestige que les siècles seuls pourront détruire.

Quoi qu'il en soit, ce vaste empire, peuplé de

cinquante-six millions d'âmes, que gouverne une main de fer, semble être aujourd'hui presque inattaquable, tant à cause de sa situation qu'à cause de ses ressources intrinsèques; et doué d'une grande action dissolvante sur le reste de l'Europe, on dirait qu'il est désormais à l'abri lui-même de toute atteinte sérieuse et profonde. Sondons, et nous verrons comment on peut le toucher au vif.

Depuis un peu plus d'un siècle la czarie de Moskou s'est accrue de quarante millions d'habitants sur les cinquante-six millions dont elle se compose aujourd'hui; et la majeure partie des provinces nouvellement conquises appartiennent à des nations plus civilisées que ne l'étaient les Moskovites. De ce nombre sont les provinces ravies à la Pologne et à la Suède. Ensuite d'autres peuples conquis ont encore, quoique peu avancés en civilisation, conservé au fond du cœur le sentiment le plus vif de leur indépendance ancienne et le désir de la recouvrer. Ce sont les Kosaks, les Circassiens, les Géorgiens, les Tatars, etc. D'où il suit que les divers peuples rangés sous ce joug despotique et barbare n'attendent que le moment de pouvoir s'affranchir du joug qui les opprime et reconquérir leur indépendance,

Pour embarrasser, pour affaiblir, pour annuler ce que l'on appelle l'empire russe, il suf

firait donc de donner la main à ces nations, de les assister dans leurs levées de boucliers, de leur fournir des munitions et des armes. Si les divers peuples, qui sont comme autant d'agglomérats incohérents de l'empire actuel, venaient à rencontrer jamais au dehors un appui réel et soutenu, bientôt on verrait se détacher pièce à pièce les morceaux encore mal liés de ce vaste ensemble, et les Etats russes-polonais ne seraient pas des derniers à prouver à la Moskovie que l'usurpation d'un titre n'est pas un droit, mais un fait qui pour durer a besoin de lutter toujours et d'être éternellement victorieux.

En 1831, l'Europe a commis une grande faute, quand elle a laissé la Pologne à la merci des despotes du Nord. Et cependant, pour aider la Pologne à reconquérir son indépendance, et porter par là un coup terrible à l'empire des czars, il eût suffi d'une intervention que nous pouvons appeler passive; car il ne s'agissait pas d'arriver en Pologne avec des troupes françaises, mais seulement de faire observer à la Prusse une stricte neutralité.

En effet, le royaume de Pologne tel que l'a fait le congrès de Vienne, c'est-à-dire la minime partie de l'ancienne Pologne, ce royaume, avec ses quatre millions d'habitants, était déjà parvenu à détruire presque toute l'armée russe dont les dernières réserves tenaient seules la

campagne. Si ce royaume a succombé ensuite glorieusement, c'est qu'il croyait à l'abandon absolu des puissances européennes, et que la démoralisation s'est mise vers la fin dans les rangs de l'armée. Que ces puissances lui eussent donné alors le plus faible témoignage d'intérêt actif, le moral de l'armée polonaise était relevé et la cause triomphait. Pour se convaincre de cela, il suffit de remarquer que l'armée moskovite, jetée en deçà de la Vistule dans un mouvement de désespoir, coupée de ses communications avec l'intérieur par l'insurrection lithuanienne, était destinée à périr tout entière, si la Prusse ne lui eût fourni des munitions de bouche et de guerre. Or, dans ce moment, un langage un peu ferme vis-à-vis du cabinet de Berlin eût suffi pour annuler cette coopération active, qui seule a sauvé le trône des czars alors menacé, aujourd'hui menaçant pour l'Europe.

Il faut donc croire que l'on se gardera de commettre vis-à-vis des Circassiens la même faute que l'on a commise vis-à-vis de la Pologne. Peuples aguerris et jaloux d'indépendance, les Circassiens n'ont besoin que d'armes et de la promesse de leur antique liberté. Le passage des Dardanelles fermé aux navires français et anglais serait-il un obstacle à cette intervention officieuse? Nous ne le croyons pas.

Ainsi, rien de plus facile que de saper l'empire des czars, si l'on profite du moment où le prestige de sa force s'est évanoui à la suite de la dernière campagne polonaise, et si l'on s'appuie pour cela sur les peuples qui brûlent du désir de reconquérir leurs libertés. Quarante millions d'habitants subjugués depuis un siècle, et garnissant tout le pourtour de ce vaste empire, sont prêts à s'en détacher au premier signal.

Que ce signal soit donné, que la France et l'Angleterre y concourent, et le colosse aux pieds d'argile croulera dans une seule campagne. Nous ne voulons point exposer ici la marche qui nous semblerait la plus utile pour accomplir cette grande mesure politique. Que les hommes d'Etat sachent seulement que quarante millions d'âmes soumises aux Moskovites ont les yeux tournés vers l'Ouest, avec la volonté de se lever en armes contre les bourreaux de leurs frères et de leurs enfants; qu'ils le sachent et qu'ils en profitent!

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