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différents de sa chute regrettent la Pologne aujourd'hui qu'elle est morte? Enfin, pourquoi, au lieu de s'amortir avec le temps, l'intérêt qu'elle inspiré semble-t-il s'augmenter de tout l'intervalle qui nous sépare de ses désastres?

Tout cela s'explique politiquement, historiquement, philosophiquement. Cette sympathie des peuples, ces intentions chaque jour meilleures de plusieurs gouvernements, ne sont que le résultat de ce respect qui s'attache à des infortunes noblement souffertes, à des convictions vaillamment défendues. Si le dévouement au culte de la nationalité ne rencontrait pas dans le monde des âmes qui le comprissent et qui en tinssent compte, ce serait à désespérer de la marche providentielle de l'humanité vers des époques plus morales et vers un ordre plus parfait,

Get intérêt, ces sympathies étaient donc une chose due: compassion ou admiration, fraternité guerrière ou sentiment de la justice violée, quelle que fût la cause, l'effet devait suivre, et il a suivi. Gela ne fait question pour personne.

Sans doute aussi dans un avenir plus ou moins rapproché les enfants proscrits de la Pologne pouvaient espérer que ces impressions cesseraient d'être stériles pour leur cause. La sym

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pathie seule doit et peut en effet amener tôt ou tard une action décisive et énergique en faveur d'un peuple qui la commande d'une manière si durable. Mais, nous le déclarons ici, ce n'est pas sur ce sentiment seul que nous voulons fonder les chances futures de la Pologne et lui augurer une nouvelle ère de libre existence. En politique, on ne peut guère compter aujourd'hui sur un sentiment, si pur et si noble qu'il soit : le cœur se mêle peu des affaires de la diplomatie, la tête beaucoup. On ne se laisse pas entraîner dans cette sphère hors de la ligne des calculs et des intérêts. Ce n'est pas la moralité qui y règne, mais l'utilité. Une entreprise n'y est point jugée sur l'intention, mais sur les résultats. Certainement, si l'on consultait un à un, en Europe, tous les hommes éclairés et honnêtes, il n'en est pas un seul qui ne se déclarât en faveur de l'indépendance polonaise, et si la chose dépendait d'un vote ainsi recueilli, la question serait promptement jugée. Des millions d'individus étrangers à la Pologne ont sympathisé avec ses malheurs, avec ses gloires, avec son dévouement opiniâtre, comme s'ils eussent été ses propres enfants. Tous ils voudraient là savoir forte et libre. Mais en dehors de ce

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vœu qui sommeille dans leurs cœurs, voudraient-ils tous se vouer, ou vouer même leur pays à une assistance sérieuse et active? Nous sommes fondés à répondre non. L'amitié, la fraternité du malheur ne vont plus, aux temps modernes, jusqu'à l'abnégation et à l'oubli de soi. Au moment où il faudrait rompre avec les ennemis de la Pologne, avec lesquels ils conservent des relations officielles, ils hésiteraient sans doute, ils réfléchiraient. Ils compareraient le présent tranquille et sûr à l'avenir incertain, pèseraient d'une part la question de sentiment, de l'autre la question d'intérêt, et peu à peu la première deviendrait fort légère dans la balance. Puis ils diraient, ces amis, ces admirateurs de la Pologne: «< Polonais, >> peuple brave et noble, nos frères dans la com» munion de la loyauté et de l'honneur, sans » doute, nous voudrions vous secourir; mais >> vous êtes bien loin de nous, et pour le faire >> d'ailleurs il faudrait rompre avec des puis>>sances dont les haines ne sont pas sans dan» gér. Polonais, nous vous aimons; mais pour » vous rendre votre patrie, vous ne voudriez >> pas que nous missions la nôtre en péril.

A cela, il n'y a rien à répondre. Sous le ré

gime égoïste qui gouverne actuellement les sociétés, une nation ne peut plus faire appel au dévouement d'une autre nation, lui imposer des devoirs d'humanité universelle, lui commander des sacrifices. On a aujourd'hui, d'Etat à Etat, des prédilections, des préférences; on n'a point d'alliances de sympathie, même avec la communauté de principes. Ce n'est plus un devoir de s'entr'aider dans le maintien de droits respectifs, quoique ce fût peut-être un excellent calcul. Dans l'avenir sans doute verra-t-on cette ligue sainte; aujourd'hui l'isolement et la désunion règnent sur la terre. Il faut prendre les temps pour ce qu'ils sont.

Aussi la Pologne ne peut-elle compter sur l'assistance étrangère pour ce fait seul qu'elle est malheureuse et que le monde entier compatit à ses malheurs. La violation de ses droits politiques, la persécution de son culte, la destruction de sa nationalité, la mort, l'exil de ses populations, la confiscation de ses richesses, tout ce nouveau code de sang et de deuil maintenu par un vainqueur sauvage, ne franchiront pas le seuil des cabinets où délibère la diplomatie. Pour la toucher, pour toucher l'Europe, prise comme agglomération d'intérêts qui se

pondèrent, il faut prouver à tous que le rétablissement de la Pologne n'est pas seulement un acte de moralité éclatante, mais encore un résultat d'une utilité incontestable. Toutes les puissances européennes, à part cette puissance qui est moins européenne qu'asiatique, y ont un intérêt pressant et commun. C'est ce que nous essaierons de démontrer dans les pages qui vont suivre.

Quand on feuillette l'histoire, on peut se con vaincre de la réalité de ce fait, qu'à des périodes successives et comme échelonnées dans des siècles, les peuples civilisés ont été, tous et tour à tour, envahis par des peuples barbares; puis qu'ensuite l'intelligence vainquant la force, les peuples barbares ont vu peu à peu s'émousser à ce contact leurs aspérités sauvages et se sont civilisés eux-mêmes. Déjà avant Cyrus les envahisseurs du Nord inquiétaient l'Asie florissante. Les Aluns, les Huns, les Goths, les Avares venaient se dépouiller de leur rude écorce par ce frottement avec des peuples plus avancés qu'eux. Aujourd'hui c'est le tour des Moscovites; ils obéissent, comme les autres, à cette impulsion providentielle. Chez eux, il est facile

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