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où Paris était une petite ville dans laquelle on s'égorgeait ? On a beau dire, l'Europe a plus d'hommes qu'alors, et les

hommes valent mieux.

Voltaire.

XXIV.
HOMÈRE.

Je ne suis qu'un Scythe, et l'harmonie des vers d'Homère, cette harmonie qui transporte les Grecs, échappe souvent à mes organes trop grossiers: mais je ne suis plus maître de mon admiration, quand je vois ce génie altier planer pour ainsi dire sur l'univers, lançant de toutes parts ses regards embrasés, recueillant les feux et les couleurs dont les objets étincellent à sa vue; assistant au conseil des dieux; sondant les replis du cœur humain; et bientôt, riche de ses découvertes, ivre des beautés de la nature, et ne pouvant plus supporter l'ardeur qui le dévore, la répandre avec profusion dans ses tableaux et dans ses expressions; mettre aux prises le ciel avec la terre, et les passions avec elles-mêmes; nous éblouir par ces traits de lumière qui n'appartiennent qu'aux talens supérieurs; nous entraîner par ces saillies de sentiment qui sont le vrai sublime, et toujours laisser dans notre ame une impression profonde qui semble l'étendre et l'agrandir; car ce qui distingue surtout Homère, c'est de tout animer et de nous pénétrer sans cesse des mouvemens qui l'agitent; c'est de tout subordonner à la passion principale, da la suivre dans ses fougues, dans ses écarts, dans ses inconséquences; de la porter jusqu'aux nues et de la faire tomber quand il le faut par la force du sentiment et de la vertu, comme la flamme de l'Etna que le vent repousse au fond de l'abîme; c'est d'avoir saisi de grands caractères, d'avoir différencié la puissance, la bravoure, et les autres qualités de ses personnages, non par des descriptions froides et fastidieuses, mais par des coups de pinceau rapides et vigoureux, ou par des fictions neuves et semées presque au hasard dans ses ouvrages. Je monte avec lui dans les cieux je reconnais. Vénus toute entière à cette ceinture d'où s'échappent sans

cesse les feux de l'amour, les désirs impatiens, les grâces séduisantes, et les charmes inexprimables du langage et des jeux je reconnais Pallas et ses fureurs, à cette égide où sont suspendues la terreur, la discorde, la violence, et la tête épouvantable de l'horrible Gorgone: Jupiter et Neptune sont les plus suissans des dieux; mais il faut à Neptune un trident pour secouer la terre; à Jupiter, un clin d'œil pour ébranler l'Olympe. Je descends sur la terre: Achille, Ajax, et Diomède sont les plus redoutables des Grecs; mais Diomède se retire à l'aspect de l'armée Troyenne; Ajax ne cède qu'après l'avoir repoussée plusieurs fois : Achille se montre, et elle disparaît.

Barthélemy.

XXV.

SHAKESPEAR.

SHAKESPEAR naquit en 1564 à Stratford, dans le comté de Warwick, et mourut en 1616. Il créa le théâtre Anglais par un génie plein de naturel, de force, et de fécondité, sans aucune connaissance des règles; on trouve dans ce grand génie le fonds inépuisable d'une imagination pathétique et sublime, fantasque et pittoresque, sombre et gaie; une variété prodigieuse de caractères, tous si bien contrastés, qu'ils ne tiennent pas un seul discours que l'on pût transporter de l'un à l'autre : talens personnels à Shakespear, et dans lesquels il surpasse tous les poétes du monde. Il y a de si belles scènes, des morceau si grands et si terribles répandus dans ses pièces tragiques, d'ailleurs monstrueuses, qu'elles ont toujours été jouées avec le plus grand succés. Il était si bien né avec toutes les semences de la poésie, qu'on peut le comparer à la pierre enchassée dans l'anneau de Pyrrhus, qui, à ce que nous dit Pline, représentait la figure d'Apollon avec les neuf muses, dans ces veines que la nature y avait tracées elle-même sans aucun secours de l'art.

Non-seulement il est le chef des poétes dramatiques Anglais, mais il passe toujours pour le plus excellent: il n'eut ni modèles ni rivaux, les deux sources de l'émulation,

les deux principaux aiguillons du génie. La magnificence ou l'équipage d'un héros ne peut donner à Brutus la majesté qu'il reçoit de quelques lignes de Shakespear: doué d'une imagination également forte et riche, il peint tout ce qu'il voit, et embellit presque tout ce qu'il peint. Dans les tableaux de l'Albane, les amours de la suite de Vénus ne sont pas représentés avec plus de grâces, que Shakespear en donne á ceux qui font le cortége de Cléopâtre, dans la description de la pompe avec laquelle cette reine se présente à Antoine sur les bords du Cydnus.

Ce qui lui manque, c'est le choix. Quelquefois en lisant ses pièces, on est surpris de la sublimité de ce vaste génie; mais il ne laisse pas subsister l'admiration: à des portraits où règnent toute l'élévation et toute la noblesse de Raphaël, succèdent de misérables tableaux dignes des peintres de taverne.

Il ne se peut rien de plus intéressant que le monologue de Hamlet, prince de Danemarck, dans le troisième acte de la tragédie de ce nom.

L'ombre du père de Hamlet paraît, et porte la terreur sur la scène, tant Shakespear possédait le talent de peindre: c'est par là qu'il sut toucher le faible superstitieux de l'imagination des hommes de son temps, et réussir en de certains endroits où il n'était soutenu que par la seule force de son propre génie. Il y a quelque chose de si bizarre, et avec cela de si grave, dans les discours de ses fantômes, de ses fées, de ses sorciers, et de ses autres personnages chimériques, qu'on ne saurait s'empêcher de les croire naturels, quoique nous n'ayons aucune règle fixe pour en bien juger; et qu'on est contraint d'avouer que, s'il y avait de tels êtres au monde, il est fort probable qn'ils parleraient et agiraient de la manière dont il les a représentés. Quant à ses défauts, on les excusera sans doute, si l'on considère que l'esprit humain ne peut de tous côtés franchir les bornes qu'opposent à ses efforts le ton du siècle, les mœurs, et les préjugés.

Marmontel.

D

XXVI.

BOSSUET ET FÉNÉLON.

ON vit alors entrer en lice deux adversaires illustres, plutôt égaux que semblables: l'un, consommé, depuis long-temps dans la science de l'église, couvert des lauriers qu'il avait remportés tant de fois en combattant pour elle contre les hérétiques: athlète infatigable que son âge et ses victoires auraient pu dispenser de s'engager dans un nouveau combat, mais dont l'esprit, encore vigoureux et supérieur au poids des années, conservait dans sa vieillesse une partie de ce feu qu'il avait eu dans sa jeunesse : l'autre, plus jeune et dans la force de l'âge, moins connu par ses écrits, non moins célèbre par la réputation de son éloquence, et la hauteur de son génie, nourri et exercé depuis longtemps dans la matière qui faisait le sujet du combat, possédait parfaitement la langue des mystiques; capable de tout entendre, de tout expliquer, et de rendre plausible tout ce qu'il expliquait: tous deux long-temps amis, avant que d'être devenus rivaux; tous deux également recommandables par l'innocence de leurs mœurs, également aimables par la douceur de leur commerce, ornements de l'église, de la cour, de l'humanité même: mais l'un, respecté comme le soleil couchant dont les rayons allaient s'éteindre avec majesté; l'autre, regardé comme un soleil levant qui remplirait un jour la terre de ses lumières, s'il pouvait sortir de l'espèce d'éclipse dans laquelle il s'était engagé.

D'Aguesseau.

XXVII.

CORNEILLE ET RACINE.

CORNEILLE dut avoir pour lui la voix de son siècle dont il était le créateur; Racine doit avoir celle de la postérité dont il est à jamais le modèle. Les ouvrages de l'un ont dû perdre beaucoup avec le temps sans que sa gloire personnelle doive en souffrir; le mérite des ouvrages du

second doit croître et s'agrandir dans les siècles avec sa renommée et nos lumières. Peut-être les uns et les autres ne doivent point être mis dans la balance; un mélange dè beautés et de défauts ne peut entrer en comparaison avec des productions achevées qui réunissent tous les genres de beautés dans le plus éminent degré, sans autres défauts que ces taches légères qui avertissent que l'auteur était homme. Quant au mérite personnel, la différence des époques peut le rapprocher malgré la différence des ouvrages; et si l'imagination veut s'amuser à chercher des titres de préférence pour l'un ou pour l'autre, que l'on examine lequel vaut le mieux, d'avoir été le premier génie qui ait brillé après la longue nuit des siècles barbares, ou d'avoir été le plus beau génie du siècle le plus éclairé de tous les sècles.

Le dirai-je ? Corneille me parait ressembler à ces Titans audacieux qui tombent sous les montagnes qu'ils ont entassées: Racine me paraît le véritable Prométhée qui a ravi le feu des cieux.

La Harpe.

XXVIII.

MASSILLON.

IL excelle dans la partie de l'orateur, qui seule peut tenir lieu de toutes les autres, dans cette éloquence qui va droit à l'ame, mais qui l'agite sans la renverser, qui la consterne sans la flétrir, et qui la pénètre sans la déchirer. Il va chercher au fond du cœur ces replis cachés où les passions s'enveloppent, ces sophismes secrets dont elles savent si bien s'aider pour nous aveugler et nous séduire. Pour combattre et détruire ces sophismes, il lui suffit presque de les développer avec une onction si affectueuse et si tendre, qu'il subjugue moins qu'il n'entraîne, et qu'en nous offrant même la peinture de nos vices, il sait encore nous attacher et nous plaire. Sa diction, toujours facile, élégante, et pure, est partout de cette simplicité noble, sans laquelle il n'y a ni bon goût, ni véritable éloquence; simplicité qui, réunie dans Massillon à l'harmonie la plus séduisante et la

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