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Leur trahison est juste, et le ciel l'autorise :
Quitte ta dignité comme tu l'as acquise;
Rends un sang infidèle à l'infidélité,
Et souffre des ingrats après l'avoir été.

Mais que mon jugement au besoin m'abandonne !
Quelle fureur, Cinna, m'accuse et te pardonne,
Toi, dont la trahison me force à retentir
Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir,
Me traite en criminel, et fait seule mon crime,
Reléve pour l'abattre un trône illégitime,
Et, d'un zèle effronté couvrant son attentat,
S'oppose, pour me perdre, au bonheur de l'état ?
Donc jusqu'à l'oublier je pourrais me contraindre !
Tu vivrais en repos après m'avoir fait craindre!
Non, non, je me trahis moi-même d'y penser :
Qui pardonne aisément invite à l'offenser.
Punissons l'assassin, proscrivons les complices.

Mais quoi! toujours du sang, et toujours des supplices! Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter;

Je veux me faire craindre, et ne fais qu'irriter.
Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile;
Une tête coupée en fait renaître mille;

Et le sang répandu de mille conjurés

Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés.
Octave, n'attends plus le coup d'un nouveau Brute :
Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute :
Meurs; tu ferais pour vivre un lâche et vain effort
Si tant de gens de cœur font des vœux pour ta mort,
Et si tout ce que Rome a d'illlustre jeunesse
Pour te faire périr tour à tour s'intéresse :

Meurs, puisque c'est un mal que tu ne peux guérir:
Meurs enfin, puisqu'il faut ou tout perdre, ou mourir ;
La vie est peu de chose, et le peu qui t'en reste
Ne vaut pas l'acheter par un prix si funeste:
Meurs; mais quitte du moins la vie avec éclat,
Eteins-en le flambeau dans le sang de l'ingrat;
A toi-même en mourant immole ce perfide;
Contentant ses désirs, punis son parricide;
Fais un tourment pour lui de ton propre trépas,

En faisant qu'il le voie et n'en jouisse pas.
Mais jouissons plutôt nous-mêmes de sa peine;
Et si Rome nous hait, triomphons de sa haine.

O Romains! ô vengeance! ô pouvoir absolu!
O rigoureux combat d'un cœur irrésolu
Qui fuit en même temps tout ce qu'il se propose!
D'un prince malheureux ordonnez quelque chose.
Qui des deux dois-je suivre, et duquel m'éloigner?
Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner.

Corneille.

XLI,

SCÈNE DES HORACES.

Imprécations de Camille, Soeur d'Horace, en apprenant que son frére vient de tuer Curiace, son amant.

Cam. Rome, l'unique objet de mon ressentiment!
Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant !
Rome, qui t'a vu naître, et que ton cœur adore!
Rome enfin, que je hais parcequ'elle t'honore!
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et, si ce n'est assez de toute l'Italie,
Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie!
Que cent peuples unis des bouts de l'univers
Passent, pour la détruire, et les monts et les mers !
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles!
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux!
Puissé-je des mes yeux y voir tomber la foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !

Le même.

XLII.

LA MORT DE CÉSAR.

César,-Brutus.

Cés. Eh bien! que veux-tu ? parle. As-tu le cœur d'un homme,

Es-tu fils de César?

Brut.

Oui, si tu l'es de Rome.
Cés. Républicain farouche, où vas-tu t'emporter?
N'as-tu voulu me voir que pour mieux m'insulter ?
Quoi! tandis que sur toi mes faveurs se répandent,
Que du monde soumis les hommages t'attendent,
L'empire, mes bontés, rien ne fléchit ton cœur.
De quel œil vois-tu donc le sceptre ?

Brut.
Avec horreur.
Cés. Je plains tes préjugés, je les excuse même.
Mais peux-tu me haïr?

Brut.

Non, César; et je t'aime.

Mon cœur par tes exploits fut pour toi prévenu

Avant que pour ton sang tu m'eusses reconnu.

Je me suis plaint aux dieux de voir qu'un si grand homme Fût à la fois la gloire et le fléau de Rome.

Je déteste César avec le nom de roi ;

Mais César citoyen serait un dieu pour moi;
Je lui sacrifierais ma fortune et ma vie.
Cés. Que peux-tu donc haïr en moi ?
Brut.

La tyrannie.
Daigne écouter les vœux, les larmes, les avis
De tous les vrais Romains, du sénat, de ton fils.
Veux-tu vivre en effet le premier de la terre,
Jouir d'un droit plus saint que celui de la guerre,
Etre encor plus que roi, plus même que César?
Cés. Eh bien ?

Brut.
Tu vois la terre enchaînée à ton char;
Romps nos fers, sois Romain, renonce au diadème.
Ces. Ah! que proposes-tu?

Brut.

Ce qu'a fait Sylla même. Long-temps dans notre sang Sylla s'était noyé ; Il rendit Rome libre, et tout fut oublié. Cet assassin illustre entouré de victimes, En descendant du trône, effaça tous ses crimes. Tu n'eus point ses fureurs, ose-avoir ses vertus. Ton cœur sut pardonner; César, fais encore plus. Que servent désormais les grâces que tu donnes? C'est à Rome à l'état qu'il faut que tu pardonnes : Alors plus qu'à ton rang nos cœurs te sont soumis Alors tu sais régner; alors je suis ton fils. Quoi! je te parle en vain ?

;

Cés.
Rome demande un maître ;
Un jour à tes dépens tu l'apprendras peut-être.

Tu vois nos citoyens plus puissans que des rois :
Nos mœurs changent, Brutus; il faut changer nos lois.
La liberté n'es plus que le droit de se nuire:
Rome, qui détruit tout, semble enfin se détruire;
Ce colosse effrayant, dont le monde est foulé,
En pressant l'univers est lui-même ébranlé;
Il penche vers sa chute, et contre la tempête
Il demande mon bras pour soutenir sa tête :
Enfin, depuis Sylla, nos antiques vertus,
Les lois, Rome, l'état, sont des noms superflus.
Dans nos temps corrompus, pleins de guerres civiles,
Tu parles, comme au temps des Déces, des Emiles.
Caton t'a trop séduit, mon cher fils; je prévois
Que ta triste vertu perdra l'état et toi.
Fais céder, si tu peux, ta raison détrompée,
Au vainqueur de Caton, au vainqueur de Pompée,
A ton père qui t'aime, et qui plaint ton erreur:
Sois mon fils en effet, Brutus: rends-moi ton cœur ;
Prends d'autres sentimens, ma bonté t'en conjure;
Ne force point ton ame à vaincre la nature.
Tu ne me réponds rien; tu détournes les yeux.

Brut. Je ne me connais plus. Tonnez sur moi, grands dieux.

César

Cés. Quoi! tu t'émeus? ton ame est amollie?

L

Ah! mon fils

Brut.
Sais-tu bien qu'il y va de ta vie?
Sais-tu que le sénat n'a point de vrai Romain
Qui n'aspire en secret à te percer le sein?
Que le salut de Rome, et que le tien te touche !
Ton génie alarmé te parle par ma bouche;

Il me pousse, il me presse, il me jette à tes pieds.
(Il se jette à ses genoux.)

César, au nom des dieux, dans ton cœur oubliés,
Au nom de tes vertus, de Rome, et de toi-même,
Dirai-je au nom d'un fils qui frémit et qui t'aime,
Qui te préfère au mond, et Rome seule à toi?
Ne me rebute pas !

Cés.

Que me veux-tu ?

Brut.

Malheureux, laisse-moi :

Crois-moi, ne sois point insensible.

Cés. L'univers peut changer; mon ame est inflexible. Brut. Voilà donc ta réponse?

Cés.

Oui, tout est résolu.

Rome doit obéir, quand César a voulu.

Brut. (d'un air consterné) Adieu, César.

Cés. Eh quoi! d'ou viennent tes alarmes Demeure encore, mon fils. Quoi, tu verses des larmes ! Quoi! Brutus peut pleurer! Est-ce d'avoir un roi ? Pleures-tu les Romains?

Brut.

Adieu, te dis-je.

C'és.

Je ne pleure que toi.

O Rome! ô rigueur héroïque !

Que ne puis-je à ce point aimer ma république !

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