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nemi de la fadeur, pour ne pas nous permettre de sortir avec lui des termes d'un éloge continu. Si j'osais lui emprunter son propre langage ou du moins essayer de lui appliquer sa propre méthode pour le caractériser, voici comment je m'y prendrais. D'ordinaire, quand il veut triompher sur une ligne, en tacticien habile il choisit ses points. Il prend ses termes de comparaison chez les Grecs, chez les Latins, dans le siècle de Louis XIV; et enfin, quand il aboutit aux modernes, aux contemporains, il les bat, en les montrant inférieurs, malgré leur esprit, à ces maîtres plus naturels et plus graves. Or ici, dans la critique, voici ce qu'on pourrait lui dire, et ce que lui-même se dirait bien mieux que nous ne le pourrions, s'il voulait ajouter ce petit chapitre à tous les siens.

La critique chez les anciens, ferait-il remarquer, était ellemême grave et sérieuse. En critique, comme en morale, les anciens ont trouvé toutes les grandes lois : les modernes n'ont fait le plus souvent que raffiner spirituellement sur les détails. Quel plus exact et plus souverain classificateur qu'Aristote? C'est l'analyse et presque la loi littéraire dans sa perfection rigoureuse et son excellence. La critique, à ce degré, est devenue une magistrature, et ses arrêts ont pu sembler à quelquesuns une religion. Même dans la décadence de l'art, des rhéteurs tels que Longin (ou celui qu'on a désigné sous ce nom) ont une justesse sévère et d'admirables développements. La critique de détail, en ce qui concernait les moindres artifices de style et de diction, prenait chez les anciens une importance dont personne ne songeait à se railler. Le nom d'Aristarque, le maître en ce genre de sagacité grammaticale, est passé en circulation à l'état de type, et signifie l'oracle même du goût. Cette tradition respectueuse de la critique se retrouve tout entière chez les Latins. Dans l'intervalle des fonctions publiques, dans les courtes trêves des tempêtes civiles, Cicéron écrivait, sans croire déroger, des traités de rhétorique. Horace, dans ses vers, a résumé toute la substance et la fleur de l'ancienne critique; en vraie abeille qu'il est, il en a fait un miel aussi agréable que nourrissant. Lors même que la décadence du goût est déjà avancée, quand Tacite (ou tout autre) écrivait ce Dialogue des Orateurs, où toutes les opinions, même celles des romantiques du temps, sont représentées, l'agrément et la raillerie ne nuisaient pas au sérieux; aucun système n'est sa

crifié dans cet excellent dialogue, et chaque côté de la question est défendu tour à tour avec les meilleures raisons et les plus valables. Le nom de Quintilien suffit pour exprimer, dans l'ordre critique, le modèle du scrupuleux, du sérieux, de l'attentif, l'idée du jugement même. Que si l'on passe aux rhéteurs modernes, à ceux des bons et grands siècles, on descend de haut la critique, en ces belles époques, n'a pas pris tout son développement et son essor; elle se contente souvent de suivre; pourtant, en un ou deux cas, elle dirige, elle guide aussi; elle semble recouvrer son antique autorité. Boileau devance Rollin. Et sur celui-ci, sur sa candeur et sa modestie de juge, sur la droiture de sa méthode littéraire, et sur Fénelon et sur Voltaire, à ne les prendre tous deux que comme simples critiques et gens de goût, que ne dirait-on pas? Remarquez que, dans ce moment, je ne fais qu'esquisser un tout petit chapitre, comme M. Saint-Marc Girardin le saurait bien mieux remplir sans insister autant que moi sur les transitions. J'arriverais donc, comme il aime à le faire, aux modernes du jour, aux contemporains, à nous-mêmes, et je dirais: La critique semble, au premier coup d'œil, avoir fait beaucoup de progrès, en avoir fait autant que l'art en a fait peu; elle semble avoir gagné ce que l'autre a perdu. Pourtant ne nous laissons pas séduire à ces apparents avantages. Et alors je prendrais pour exemple M. Saint-Marc Girardin lui-même, c'est-à-dire un des plus brillants exemples modernes, un des plus raisonnables, et je dirais On est toujours de son temps. Les modernes ont beau faire, ils sont toujours des modernes. Tel qui parle contre le raffinement est lui-même légèrement raffiné, ou, s'il revient au simple, il n'y revient qu'à force d'esprit, de dextérité et d'intelligence. J'ai quelquefois entendu dire que certains grands esprits de nos jours n'avaient rien de leur temps, M. RoyerCollard, par exemple : « Il n'a rien de ce temps-ci, disait-on ; tour de pensée et langage, il est tout d'une autre époque. » Pardon! répondais-je; M. Royer-Collard, tout comme M. Ingres, est encore de ce temps-ci, ne serait-ce que par le soin perpétuel de s'en garantir. Leur style, à tous deux, est marqué; Nicole ou Raphaël autrefois y allaient plus uniment. On touche encore à son temps, et très-fort, même quand on le repousse. M. Saint-Marc Girardin m'excusera donc de lui dire, à côté de ces deux beaux noms, que, lui aussi, il est de son temps, et

d'en chercher en lui la marque. Je la trouverai, cette marque, dans sa méthode même. Elle n'est pas assez simple, assez suivie; elle fait trop de chemin en peu de temps; comme le théâtre des romantiques, elle a ses perpétuels changements à vue. Elle dissimule l'inquiétude propre aux modernes sous la mobilité, sous une agilité sémillante et gracieuse. Les choses qu'il dit sont fines, le plus souvent judicieuses, mais elles arrivent d'une manière scintillante. Lui qui sait si bien indiquer les défauts de la cuirasse d'autrui, voilà le sien. Il a des commencements de chapitres, parfaits de ton, de tenue, de sévérité, d'une haute critique; puis il descend ou plutôt il s'élance, il saute à des points de vue tout opposés. « Mais ce n'est point ma faute à moi, dira le critique; je n'invente pas mon sujet, je suis obligé d'en descendre la pente, et de suivre les modernes dans ces recoins du cœur humain où ils se jettent, après que les sentiments simples sont épuisés. » - Pardon, répondrai-je encore; votre ingénieuse critique, en faisant cela, n'obéit pas seulement à une nécessité, elle se livre à un goût et à un plaisir; elle s'accommode à merveille de ces recoins qu'elle démasque, et dont elle nous fait sentir, en se jouant, le creux et le faux. Si ces auteurs, qui semblent avoir été mis au monde tout exprès pour lui procurer un facile triomphe, n'existaient pas, votre critique serait bien en peine, et elle n'aurait pas toute sa matière. Elle a besoin d'eux pour se donner à elle-même toute son originalité et tout son piquant, pour égayer à temps son sérieux, qui, en se prolongeant, pourrait tourner au subtil. C'est là ce que j'appelle la marque moderne en M. Saint-Marc Girardin. Il y a dans un seul de ses chapitres prodigieusement d'idées, de vues, d'observations, bien plus sans doute que dans le même nombre de pages de Quintilien ou de Longin; mais il y a aussi du bel-esprit. Je serais assez embarrassé peut-être de le dénoncer du doigt dans un endroit précis, mais il est répandu partout dans l'ensemble. Le titre seul de certains chapitres est déjà une épigramme; ces chapitres, commencés avec gravité, finissent souvent en pointe. Il suffirait d'y ajouter un certain accent, pour avoir positivement du persiflage. Il y a, en tout cas, un cliquetis de rapprochements. Voilà comment, avec des parties hautes, sérieuses, éloquentes, M. Saint-Marc Girardin est lui-même essentiellement moderne.

Là où il me paraît tout à fait à l'aise et dans le milieu qui lui

est propre, sans effort, avec une bonne grâce et une mesure de ton tout à fait naturelle, c'est quand il parle de la comédie, surtout de la comédie moyenne. Il a de la gaieté dans l'esprit, il a du léger et du plaisant; il sait toutes les finesses du cœur et les nuances de la société. Il a écrit, à propos d'une comédie de Collé et de la Métromanie de Piron, des pages charmantes, délicates, que je prise bien plus comme témoignage vrai de son talent que d'autres plus saillantes et où il élève la voix. Ce sont de petits chefs-d'œuvre de critique modérée. Il a aussi, dans l'ordre de critique morale, de fort belles pages, comme quand il commente la parabole de l'Enfant prodigue, en la rapprochant des pères de Térence. M. Saint-Marc Girardin aime à tirer de l'Écriture des exemples ou des maximes de morale, et il en assaisonne à ravir son enseignement. Je n'ai vu personne entendre si bien saint Paul parmi ceux qui goûtent si bien Collé.

L'influence de M. Saint-Marc Girardin sur la jeunesse a été réelle, et elle mérite d'être notée. Ennemi de l'enflure et des grands airs, il a aidé à désabuser de bien des déclamations en vogue; il a crevé à coups d'épingle bien des ballons. Mais surtout il est de ceux qui ont le plus contribué à guérir les jeunes générations de la maladie de René. Qu'est-ce que cette maladie? M. Saint-Marc Girardin l'a définie mainte fois et combattue sous toutes les formes; il l'a rencontrée et décrite particulièrement avec une expression frappante dans un jeune homme à qui saint Jean Chrysostome en son temps adressait des conseils et qui passait pour possédé du démon, dans le jeune Stagyre, premier type reconnaissable de cette famille des René et des Werther. M. Saint-Marc Girardin a comme découvert ce Stagyre, et il lui adresse à son tour beaucoup de vérités que la politesse l'empêchait alors de dire en face à René luimême. Le démon 'de Stagyre, ou, ce qui revient au même, le mal de René, c'est le dégoût de la vie, l'inaction et l'abus du rêve, un sentiment orgueilleux d'isolement, de se croire méconnu, de mépriser le monde et les voies tracées, de les juger indignes de soi, de s'estimer le plus désolé des hommes, et à la fois d'aimer sa tristesse; le dernier terme de ce mal serait le suicide. Peu de gens de nos jours se sont tués, eu égard à tous ceux qui ont songé à le faire. Mais tous, à une certaine heure, nous avons été plus ou moins atteints du mal de René. M. Saint

Marc Girardin, qui en fut toujours exempt, en a saisi les effets désastreux et les ridicules; il n'a rien épargné pour en dégoûter la jeunesse, il y a réussi. Il n'a cessé de lui redire sur tous les tons, sur le ton de la raillerie, comme aussi sur celui de l'affection: « Ne vous croyez pas supérieur aux autres; acceptez la vie commune; ne faites pas fi de la petite morale, elle est la seule bonne. Le démon de Stagyre, c'est la tristesse ou plutôt le défaut d'énergie et de ressort, c'est le néant de l'âme. Pour en sortir, préférez à tous les plaisirs des mœurs régulières et simples, des devoirs et des intérêts de tous les jours. Prenez un état, mariez-vous, ayez des enfants. Il n'est pas de démon, en effet, fùt-ce même celui de la tristesse, qui ose affronter le voisinage des petits enfants. » C'est en ces termes, et bien mieux encore (car je suis forcé d'abréger), que M. Saint-Marc Girardin, depuis tantôt dix-huit ans, a prêché à la jeunesse le mariage, la régularité dans les voies tracées, l'amour des grandes routes: « Les grandes routes, s'écriait-il un jour, je n'en veux pas médire, je les adore. » J'ai dit qu'il a réussi en effet, trop réussi. La jeunesse, une partie de la jeunesse, est devenue positive; elle ne rêve plus; elle pense, dès seize ans, à une carrière et à tout ce qui peut l'y conduire; elle ne fait rien d'inutile. La manie et la gageure de tous les René, de tous les Chatterton de notre temps, c'était d'être grand poëte ou de mourir. Le rêve des jeunes prudents aujourd'hui, c'est de vivre, d'être préfet à vingt-cinq ans, ou représentant, ou ministre. Le mal n'a fait que changer et se déplacer. C'est ce qui arrive de presque toutes les maladies de l'esprit humain qu'on se flatte d'avoir guéries. On les répercute seulement, comme on dit en médecine, et on leur en substitue d'autres. M. SaintMarc Girardin, qui connaît si bien la nature humaine, le sait mieux que nous.

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