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tout patriotique, qui représentait la probité dans les camps, que Napoléon appelait le Sage de la Grande Armée, et qui, au sortir des grandes batailles dont il avait dirigé les formidables batteries, ne demandait au Ciel d'autre faveur que de venir mourir sur la paroisse où il avait été baptisé. Les détails que l'orateur a donnés sur sa simple enfance, sont imprégnés d'un parfum de vertu domestique qui va au cœur. Drouot était fils d'un boulanger de Nancy, le troisième de douze enfants :

<< Issu du peuple par des parents chrétiens, il vit de bonne heure, dans la maison paternelle, un spectacle qui ne lui permit de connaître ni l'envie d'un autre sort, ni le regret d'une plus haute naissance; il y vit l'ordre, la paix, le contentement, une bonté qui savait partager avec de plus pauvres, une foi qui, en rapportant tout à Dieu, élevait tout jusqu'à lui, la simplicité, la générosité, la noblesse de l'âme, et il apprit, de la joie qu'il goûta lui-même au sein d'une position estimée si vulgaire, que tout devient bon pour l'homme quand il demande sa vie au travail et sa grandeur à la religion. Jamais le souvenir de ces premiers temps de son âge ne s'effaça de la pensée du général Drouot; dans la glorieuse fumée des batailles, aux côtés mêmes de l'homme qui tenait toute l'Europe attentive, il revenait par une vue du cœur et un sentiment d'actions de grâces à l'humble maison qui avait abrité, avec les vertus de son père et de sa mère, la félicité de sa propre enfance. Peu avant de mourir, comparant ensemble toutes les phases de sa carrière, il écrivait : « J'ai connu le véritable bonheur dans l'obscu << rité, l'innocence et la pauvreté de mes premières années. » Puisque tel était le charme qui rappelait le héros vers les commencements de lui-même, approchons-en de plus près, et cherchons dans quelques vestiges subsistants ce qu'il y avait donc de si aimable en cette enfance demeurée si chère. »

Et ici l'orateur entre dans des détails familiers auxquels l'Oraison funèbre classique (hormis parfois celle de Bossuet) ne nous avait guère accoutumés :

<< Le jeune Drouot s'était senti poussé à l'étude des Lettres par un très-précoce instinct. Agé de trois ans, il allait frapper à la porte des frères des Écoles chrétiennes, et, comme on lui en refusait l'entrée parce qu'il était encore trop jeune, il pleurait beaucoup. On le reçut enfin. Ses parents, témoins de son application toute volontaire, lui permirent, avec l'âge, de fréquenter des leçons plus élevées, mais sans lui rien épargner des devoirs et des gênes de leur maison. Rentré de l'école ou du collége, il lui fallait porter le pain chez les clients, se tenir dans la chambre publique avec tous les siens, et subir dans ses oreilles et son esprit les inconvénients d'une perpétuelle distraction. Le soir, on éteignait la lumière de bonne heure par économie, el le pauvre

écolier devenait ce qu'il pouvait, heureux lorsque la lune favorisait par un éclat plus vif la prolongation de sa veillée. On le voyait profiter ardemment de ces rares occasions. Dès les deux heures du matin, quelquefois plus tôt, il était debout; c'était le temps où le travail domestique recommençait à la lueur d'une seule et mauvaise lampe. Il reprenait aussi le sien; mais la lampe infidèle, éteinte avant le jour, ne tardait pas à lui manquer de nouveau; alors il s'approchait du four ouvert et enflammé, et continuait, à ce rude soleil, la lecture de TiteLive ou de César.

<«< Telle était cette enfance dont la mémoire poursuivait le général Drouot jusque dans les splendeurs des Tuileries. Vous vous en étonnerez peut-être; vous vous demanderez quel charme il y avait à cela. Il vous l'a dit lui-même : c'était le charme de l'obscurité, de l'innocence et de la pauvreté. Il croissait sous la triple garde de ces fortes vertus; il croissait comme un enfant de Sparte et de Rome, ou pour mieux dire encore, et pour dire plus vrai, il croissait comme un enfant chrétien, en qui la beauté du naturel et l'effusion de la Grâce divine forment une fête mystérieuse que le cœur qui l'a connue ne peut oublier jamais.

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J'indique là les parties simples, touchantes: les grands mouvements de l'éloquence s'y mêlent à propos. Tout y est dit d'une manière nette, charmante; tout y est senti. J'ai le regret de ne pouvoir citer encore une page admirable et pénétrante sur l'amour des Lettres. On ne peut lire tout haut cette Oraison funèbre sans qu'une larme, pour ainsi dire perpétuelle, ne vienne mouiller la paupière et entrecouper la voix.

La Révolution de février 1848 porta le Père Lacordaire à l'Assemblée nationale; il put croire un moment qu'au milieu d'une grande œuvre commune de reconstruction il y aurait lieu quelquefois à une parole religieuse extra-parlementaire. Mais, après l'invasion du 15 mai, il donna sa démission de représentant, comprenant sans doute que, sous le coup d'un tel attentat, on allait rentrer dans les voies de la politique ordinaire, de la défense sociale méthodique, et qu'il n'y avait plus jour à tenter d'aucun côté une infusion d'esprit nouveau. Il a repris son rôle indépendant, élevé, ses Conférences, et on l'a vu avec plaisir familiariser encore son éloquence dans l'homélie, dans le prone dont il s'est chargé à la petite église des Carmes. Ces humbles instructions ont du naturel, de la grâce, et avec lui elles ne manquent jamais d'élévation. Une de ces récentes homélies a paru exhaler contre la bourgeoisie des paroles imprudentes. J'en ai entendu une autre dans laquelle

je n'ai retrouvé aucun de ces tons aigus, et bien plutôt un correctif où chacun avait sa part. Mais M. Lacordaire est trop expérimenté pour ne pas comprendre qu'il y a danger, même dans l'apparence, même dans les fausses interprétations auxquelles prêteraient ses paroles. Quand la paille sèche jonche les rues et tourbillonne au gré du vent, il y a à prendre garde aux moindres étincelles, même quand l'étincelle jaillirait d'un foyer sacré.

Je n'ai réussi que bien imparfaitement à rendre cette physionomie singulière, originale, attrayante, si peu gallicane et si française, qui plaît jusque dans ses hasards, où le naturel se dégage en jets heureux de quelques bizarreries de goût, où l'audace ne compromet pas de réelles beautés; cet orateur au vêtement blanc, à l'air jeune, à la parole vibrante, aux prunelles de feu, et dont les lèvres, faites pour s'ouvrir et laisser courir la parole, expriment à la fois l'ardeur et la bonté. Je veux pourtant lui faire une petite querelle en finissant. Le Père Lacordaire est généreux, il l'est avec ses adversaires de tout genre. Il l'est pour les protestants, par exemple, et dans son Oraison funèbre d'O'Connell, au sujet de l'émancipation des catholiques, il leur a rendu une solennelle action de grâces sous les voûtes un peu étonnées de Notre-Dame. Un jour, au collége Stanislas, il lui est arrivé de parler du Saint-Simonisme, alors tout récent; je me souviens d'une sorte de prière, qui était généreuse aussi. Il est généreux, en un mot, pour tous ceux qui croient à quelque degré. Il a parlé de Luther sans outrage, avec un sentiment respectueux pour cette riche et puissante nature; mais tout à coup, à propos de Luther même, citant un bon mot d'Érasme, il a ajouté :

« Vous connaissez tous Érasme, messieurs. C'était, en ce temps-là, le premier académicien du monde. A la veille des tempêtes qui devaient ébranler l'Europe et l'Église, il faisait de la prose avec l'élasticité la plus consommée. On se disputait dans l'univers un de ses billets. Les princes lui écrivaient avec orgueil. Mais quand la foudre eut grondé, quand il fallut se dévouer à l'erreur ou à la vérité, donner à l'une ou à l'autre sa parole, sa gloire et son sang, ce bonhomme eut le courage de demeurer académicien, et s'éteignit dans Rotterdam, au bout d'une phrase élégante encore, mais méprisée. »>

Ici, me permettra-t-il de lui représenter qu'il est injuste? Érasme, si élégant écrivain qu'il fût, n'était pas du tout un

académicien dans le sens où l'entend l'orateur; il était de ceux qui aiment les Lettres, mais non la phrase. Vous en faites un Balzac ridicule; Érasme n'était qu'un Voltaire modéré, un Fontenelle au goût littéraire plus sain, le précurseur de Rabelais sans ivresse, un sage qui, venu trop tôt et placé entre des partis extrêmes dont il ne pouvait épouser aucun, demandait la permission de rester neutre. « Parce qu'Erasme, nous dit Bayle, n'embrassa point la réformation de Luther et qu'il condamna cependant beaucoup de choses qui se pratiquaient dans le papisme, il s'est attiré mille injures, tant de la part des catholiques que de la part des protestants. » Faut-il qu'il encoure aujourd'hui la même destinée? Je laisse à cette grande renommée d'Érasme la gloire de la science et de l'esprit, mais je ne cesserai jamais de revendiquer sous ce nom le droit du bon sens fin et mitigé, de la raison qui regarde, qui observe, qui choisit, qui ne veut point paraître croire plus qu'elle ne croit; en un mot, je ne cesserai jamais, en face des philosophies altières et devant la foi même armée du talent, de stipuler le droit, je ne dis pas des tièdes, mais des neutres.

MÉMOIRES

Lundi 7 janvier 1850.

DE

PHILIPPE DE COMMYNES,

NOUVELLE ÉDITION

PUBLIÉE PAR MADEMOISELLE DUPONT.

(3 vol. in-80.)

Philippe de Commynes est, en date, le premier écrivain vraiment moderne. Les lecteurs même qui ne voudraient pas remonter bien haut, ni se jeter dans la curiosité érudite, ceux qui ne voudraient se composer qu'une petite bibliothèque française toute moderne ne sauraient se dispenser d'y admettre et Montaigne et Commynes. Ce sont des hommes qui ont nos idées et qui les ont dans la mesure et dans le sens où il nous serait bon de les avoir, qui entendent le monde, la société, particulièrement l'art d'y vivre et de s'y conduire, comme nous serions trop heureux de l'entendre encore aujourd'hui; des têtes saines, judicieuses, munies d'un sens fin et sûr, riches d'une expérience moins amère que profitable et consolante, et comme savoureuse. Ce sont des conseillers et des causeurs bons à écouter après trois ou quatre siècles comme au premier jour; Montaigne sur tous les sujets et à toutes les heures, Commynes sur les affaires d'État, sur le ressort et le secret des grandes choses, sur ce qu'on nommerait dès lors les intérêts politiques modernes, sur tant de mobiles qui menaient les hommes de son temps, et qui n'ont pas cessé de mener ceux du nôtre. Ce qui semble naïveté chez eux

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