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n'est qu'une grâce et une fleur de langage qui orne leur maturité, et d'où leur expérience, si consommée qu'elle soit, prend à nos yeux je ne sais quel air de nouveauté précoce, qui la rend agréable et piquante, et qui l'insinue. On se figure volontiers la sagesse en cheveux blancs et la prudence en cheveux gris; ici, elles se montrent plutôt avec un sourire, avec un parler jeune et plein de fraîcheur.

L'Édition que j'annonce est une occasion toute naturelle de relire Commynes. Cette Édition, publiée sous les auspices de la Société de l'Histoire de France, n'est pas seulement meilleure que celle qu'on possédait jusqu'ici, elle est la seule tout à fait bonne, digne d'être réputée classique et pour le texte que l'éditeur a restitué d'après une comparaison attentive des manuscrits, et pour les noms propres dont un grand nombre avaient été défigurés et qu'il a fallu rétablir, et pour les notes exactes et sobres qui éclaircissent les endroits essentiels, enfin pour la biographie de Commynes lui-même, laquelle se trouve pour la première fois complétée et éclaircie dans ses points les plus importants. La reconnaissance augmente quand on pense que tant de bons offices, dont l'éminent historien est l'objet, sont dus à une femme. L'Académie des Inscriptions a reconnu ce mérite solide et modeste en décernant à Mlle Dupont la première médaille dans la série des travaux concernant les antiquités de la France. Les lecteurs, qui liront désormais Commynes avec plus de plaisir et de facilité, y mêleront un sentiment d'estime pour l'excellent éditeur.

« Au saillir de l'enfance, dit Commynes (nous dirions aujourd'hui moins gaiement au sortir de l'enfance), et en l'âge de pouvoir monter à cheval, je fus amené à Lille devers le duc Charles de Bourgogne. » Voilà Commynes, âgé d'environ dix-sept ans, qui met le pied à l'étrier et qui entre d'emblée à l'école du monde. Il avait été jusque-là assez négligemment élevé par un tuteur, ne savait ni grec ni latin, ce qu'il regrettait plus tard; mais nous ne le regrettons ni pour lui ni pour nous il eut moins à faire pour se débarrasser de la rhétorique pédantesque de son temps. Quand il écrivait ses Mémoires dans sa retraite, il les adressait à un de ses amis, archevêque de Vienne, et il a l'air d'espérer que cet amï, ancien aumônier de Louis XI, et, de plus, savant médecin et astrologue, ne les lui a demandés que pour les mettre ensuite

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en latin et en composer quelque œuvre considérable. Cet espoir de Commynes que son livre pourra être mis en langue latine, ressemble presque à une plaisanterie, et peut passer pour une simple politesse. Quoi qu'il en soit, son récit, d'autant moins ambitieux qu'il ne le donnait qu'à titre de matériaux, est resté l'histoire définitive de ce temps, un monument de naïveté, de vérité et de finesse; l'histoire politique en France date de là.

Avant de passer au service de Louis XI, Commynes était donc attaché à l'héritier de Bourgogne, au prince qui allait être Charles-le-Téméraire. Louis XI, en montant sur le trône, avait soulevé toutes les méfiances de la noblesse, qui sentait d'instinct qu'elle avait affaire à un prince non chevaleresque. Ces ambitions féodales se liguèrent et s'armèrent; on appelait cela la Ligue du bien public; et tous ces grands vassaux, ces seigneurs vinrent livrer bataille au nouveau roi à quelques lieues de sa capitale, au bas de la colline de Montlhéri (1465). C'est la première bataille à laquelle assista Commynes, et rien n'est piquant comme le récit qu'il en fait. Jamais homme ne fut moins dupe de l'apparence militaire, et ne se laissa moins prendre à la montre. Cette armée de Bourgogne dont il est alors, et qui se présente avec tant de faste, ne lui paraît, de près, se composer que de gens mal armés, maladroits, rouillés par une longue paix de trente ans. On devine que la décadence est très-avancée, et qu'au premier choc sérieux viendra la ruine. Environ un siècle auparavant, Froissart, le dernier des historiens du moyen-âge et le plus brillant, décrivait la bataille de Poitiers (1356) dans un récit tout à fait épique et grandiose. Rien n'est plus largement présenté, plus clair, plus circonstancié que cette bataille de Froissart, mieux suivi dans les moindres épisodes en même temps que nettement posé dans l'ensemble, et couronné par une scène tout héroïque. On suit à la fois distinctement le plan général comme dans une relation moderne, et chaque duel singulier comme dans un combat de l'Iliade. Si Commynes, en racontant la bataille de Montlhéri, avait voulu faire la parodie de celle de Poitiers, il ne s'y serait pas pris autrement. La bataille, ici, s'engage tout de travers, au rebours du plan projeté et du sens commun. Charles, posté à Longjumeau, place le Connétable de Saint-Pol à Montĺhéri, et veut combattre à Longjumeau; Louis XI veut éluder le combat c'est le contraire qui arrive. Des deux côtés sont

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des traîtres, ou du moins des gens qui se ménagent à double fin, Saint-Pol du côté de Bourgogne, Brézé du côté du roi, et ces faux chevaliers figurent au premier plan. Au moment où le combat s'engage devant Montlhéri, les Bourguignons font précisément l'inverse de ce qu'on avait décidé dans le Conseil. Les gens du roi étaient retranchés au pied du château derrière une haie et un fossé; il s'agissait de les débusquer avec des archers. Les archers, selon Commynes (ce qui répond à l'infanterie de nos jours), sont « la souveraine chose aux batailles;>> mais pour cela il faut qu'ils soient par milliers (car en petit nombre ils ne valent rien ). Il faut de plus qu'ils soient mal montés pour qu'ils n'aient point de regret de perdre leurs chevaux, ou mieux il faut qu'ils n'aient pas de chevaux du tout, pour n'être pas tentés de s'en servir. Et enfin Commynes, qui démêle les vraies raisons, même dans l'héroïsme, remarque que les meilleurs archers sont ceux qui n'ont rien vu, qui n'ont pas vu encore le fer de l'ennemi (nous dirions le feu), parce qu'ils ne connaissent pas le péril. Mais les chevaliers bourguignons, qui se sont fait précéder de leurs archers, n'ont pas la patience d'attendre l'effet de cette manœuvre, et, emportés par un beau zèle, ils culbutent ces archers mêmes, « la fleur et l'espérance de leur armée, » et passent par-dessus sans leur donner loisir de tirer un seul coup de flèche. Tant il est vrai que « les choses ne tiennent pas aux champs comme elles sont ordonnées en chambre, » et que le sens d'un seul homme ne saurait prétendre donner ordre à un si grand nombre de gens! Commynes en conclut que s'estimer jusque-là, ce serait, pour un homme qui eût raison naturelle, se méprendre et empiéter à l'égard de Dieu, qui se réserve de montrer « que les batailles sont en sa main, et qu'il dispose de la victoire à son plaisir. » Commynes mêle fréquemment Dieu et le Ciel à ses considérations, et l'on peut se demander quelquefois s'il le fait avec une entière franchise, et si ce n'est pas pour mieux couvrir ses hardiesses et ses malices. Mais ici la pensée est élevée, naturelle, et la même réflexion s'applique à de bien plus grosses batailles et de plus savantes que celle-là. Le bon de l'affaire pour nos Bourguignons du xve siècle, c'est que leur sottise, comme cela s'est vu souvent, leur réussit. L'aile droite, commandée par Charles, est victorieuse. Commynes se tint tout ce jour avec lui, «< ayant moins de crainte, dit-il, qu'il n'en eut

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jamais en lieu où il se trouvât depuis ; » et il en donne la raison, de peur qu'on ne s'y méprenne: c'est qu'il était jeune et n'avait nulle connaissance du péril. Tel il se montre à Montlhéri, tel il sera plus tard à Fornoue et ailleurs, ne s'en faisant point accroire. Plein de sang-froid, il se pique très-peu pourtant d'héroïsme militaire, et il est d'avis, comme son futur maître, que «< qui a le profit de la guerre, en a l'honneur. >>

L'ironie de Commynes se joue dans ce premier récit; c'est cette ironie que nous cherchons, et non l'affaire en elle-même, qui ne nous importe guère. Une aile, disions-nous, était victorieuse, une autre est enfoncée. A un certain moment, chaque parti se croit battu. Du côté du roi, il y eut un grand personnage qui s'enfuit au galop jusqu'à Lusignan (en Poitou) sans débrider; et du côté de Bourgogne, un autre grand personnage ne s'enfuit pas moins vite jusqu'au Quesnoi (en Hainaut). Ces deux, ajoute Commynes, n'avoient garde de se mordre l'un l'autre.

On couche sur le champ de bataille, qui reste à Charles; Commynes nous fait voir ce champ de bataille, tel qu'il était en réalité, tel qu'ils le sont tous (1), et le souper de Charles, assis sur une botte de paille, au milieu des morts et des mourants, dont l'un se réveille fort à propos pour demander un peu de tisane. On passe la nuit dans les transes, se croyant perdu si l'ennemi reparaît au matin. Le Te Deum de l'historien ressemble assez à dire : Nous l'avons échappé belle; et il en conclut, somme toute, que l'on se comporta en cette affaire comme hommes, et non point comme anges.

Un des effets bizarres de cette plaisante victoire de Montlhéri, c'est qu'elle enfle tellement le cœur de Charles, que, depuis ce jour-là, se croyant un Alexandre, il ne rêve plus que guerre et conquête (lui qui n'y avait point songé auparavant), et qu'il n'use plus du conseil de personne. Jamais, durant sept années de suite qu'il fut à la guerre à côté de lui, Commynes ne le vit une seule fois depuis convenir d'une fatigue, ni témoigner une incertitude. Tel était le prince auprès duquel il se trouva placé, presque au retour de cette expédition, en qualité

(1) Se rappeler la lettre du marquis d'Argenson à Voltaire, écrite du champ de bataille de Fontenoy (Commentaire historique... au tome I des OEuvres de Voltaire).

de chambellan et de conseiller. Il perdit sa peine et ses avis à tâcher de le modérer et à vouloir lui insinuer sa jeune prudence. Il dut avoir plus d'une fois à se plaindre de lui; on raconte l'histoire d'une botte armée d'éperon que le duc lui donna un jour à travers le visage, sans doute en remercîment de quelque bon conseil. De semblables brutalités ne s'oublient pas. Commynes s'élève en maint endroit contre la bestialité des princes, et sans cesse il oppose les insensés aux sages. Il en a connu des uns et des autres ; il a horreur des rois béles, incapables de conseil; de ces princes « qui n'ont jamais doute ni crainte de leurs ennemis, et qui le tiendroient à honte. »> On voit bien à qui il pense en parlant ainsi. Non pas qu'il en veuille à Charles en peut-on vouloir à ceux en qui le sens naturel fait défaut? Il en parle même toujours avec convenance et discrétion quand il le nomme; mais il le juge : « Il étoit assez puissant, dit-il, de gens et d'argent, mais il n'avoit point assez de sens ni de malice pour conduire ses entreprises. » Ce mot de malice revient souvent chez Commynes, et toujours en bonne part. « C'étoit un sage homme et malicieux, » dit-il de l'un de ses personnages. Avec Commynes, cela se marque même dans la langue, le règne de la chevalerie est passé, celui de la bourgeoisie commence.

Tout éloignait Commynes de Charles-le-Téméraire, tout le rapprochait de Louis XI. Il est facile de voir, du premier moment qu'il parle de celui-ci, que ce sera le prince de son choix. Charles et les siens sont venus mettre le siége devant Paris, du côté de Charenton; Louis XI fait avorter l'entreprise sans rien livrer au hasard, et en travaillant à petit bruit, et à la faveur d'une trêve, à détacher un à un ses ennemis. Il appliquait sa maxime: Diviser pour régner. « Entre tous ceux que j'ai jamais connus, dit Commynes, le plus sage pour se tirer d'un mauvais pas en temps d'adversité, c'étoit le roi Louis XI, notre maître, et le plus humble en paroles et en habits. » Et il nous initie au procédé de Louis XI, à sa manière de gagner les gens, de les pratiquer, de ne se point rebuter d'un premier refus. Pour gagner un homme, la première chose à savoir est: Qu'aime-t-il? « Les passions des hommes, a dit Vauvenargues, sont autant de chemins ouverts pour aller à eux. » Louis XI savait ce principe, que tout homme qui aspire à gouverner doit savoir, et il le mettait dou

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