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à huit heures du soir, à une lecture littéraire. Il y a là une disposition morale digne d'estime et presque de respect, et qu'on serait coupable de ne pas favoriser et servir, quand elle vient s'offrir d'elle-même.

J'ai vu un temps où nous étions loin de songer à ces choses; c'était le beau temps des Athénées, des Cénacles, des réunions littéraires choisies, entre soi, à huis-clos. On lisait pour inscription sur la porte du sanctuaire : Odi profanum vulgus! Loin d'ici les profanes! Le règne de ces théories délicieuses, de ces jouissances raffinées de l'esprit et de l'amourpropre, est passé. Il faut aborder franchement l'œuvre nouvelle, pénible, compter dorénavant avec tous, tirer du bon sens de tous ce qu'il renferme de mieux, de plus applicable aux nobles sujets, vulgariser les belles choses, sembler même les rabaisser un peu, pour mieux élever jusqu'à elles le niveau commun. C'est à ce prix seulement qu'on se montrera tout à fait digne de les aimer en elles-mêmes et de les comprendre; car c'est le seul moyen de les sauver désormais et d'en assurer à quelque degré la tradition, que d'y faire entrer plus ou moins chacun et de les placer sous la sauvegarde universelle.

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Lundi 28 janvier 1850.

POÉSIES NOUVELLES

DE

M. ALFRED DE MUSSET.

(Bibliothèque Charpentier, 1850.)

Il doit paraître dans très-peu de jours un Recueil des poésies nouvelles que M. Alfred de Musset a écrites depuis 1840 jusqu'en 1849; son précédent Recueil, si charmant, ne comprenait que les poésies faites jusqu'en 1840. Bon nombre de pièces lyriques ou autres (chansons, sonnets, épitres) ont été publiées depuis dans la Revue des Deux Mondes et ailleurs: ce sont celles qu'on vient de recueillir, en y ajoutant quelques morceaux inédits. J'y trouve un prétexte dont, après tout, je n'aurais pas besoin pour venir parler de M. Alfred de Musset, et pour apprécier, non plus en détail, mais dans son ensemble et dans ses traits généraux, le caractère de son talent, le rang qu'il tient dans notre poésie, et l'influence qu'il y a exercée.

Il y a dix ans environ, M. de Musset adressait à M. de Lamartine une Lettre en vers, dans laquelle il se tournait pour la première fois vers ce prince des poètes du temps, et lui faisait, à son tour, cette sorte de déclaration publique et directe que le chantre d'Elvire était accoutumé dès longtemps à recevoir de quiconque entrait dans la carrière, mais que M. de Musset, narguant l'étiquette, avait tardé plus qu'un autre à lui apporter. Le poëte de Namouna et de Rolla lui disait donc en fort beaux vers qu'après avoir cru douter,

après avoir nié et blasphémé, un éclair soudain s'était fait en lui :

Poëte, je t'écris pour te dire que j'aime,

Qu'un rayon du soleil est tombé jusqu'à moi,
Et qu'en un jour de deuil et de douleur suprême,
Les pleurs que je versais m'ont fait penser à toi.

Au milieu de sa flamme et de sa souffrance, un sentiment d'élévation céleste, une idée d'immortalité, disait-il, s'était éveillée en son âme; les anges de douleur lui avaient parlé, et il avait naturellement songé à celui qui, le premier, avait ouvert ces sources sacrées d'inspiration en notre poésie. M. de Musset rappelait, à ce propos, les vers que M. de Lamartine, jeune, avait adressés à lord Byron prêt à partir pour la Grèce; et, sans aspirer à une comparaison ambitieuse, il lui demandait de l'accueillir aujourd'hui avec son offrande comme lui-même avait été reçu autrefois du grand Byron.

Un journal vient de publier la réponse en vers que fit M. de Lamartine à M. de Musset, réponse qui date de 1840, et qui, en paraissant aujourd'hui, a presque un air d'injustice; car M. de Musset n'est plus, il y a beau jour, sur ce pied de débutant en poésie où l'a voulu voir M. de Lamartine. Évidemment, ce dernier a pris M. de Musset trop au mot dans sa modestie; il avait oublié qu'à cette date de 1840, cet enfant aux blonds cheveux, ce jeune homme au cœur de cire, comme il l'appelle, avait écrit la Nuit de Mai et la Nuit d'Octobre, ces pièces qui resteront autant que le Lac, qui sont plus ardentes, et qui sont presque aussi pures. M. de Lamartine a le premier jugement superficiel en poésie; je me rappelle ses premiers jugements sur Pétrarque, sur André Chénier. Dans la pièce à M. de Musset, il en est resté au Musset des chansons de la Marquise et de l'Andalouse. Il lui dit de ces choses qui sont assez peu agréables à entendre, quand c'est un autre que soi qui les dit. Dans la Confession d'un Enfant du siècle, et ailleurs en maint endroit, M. de Musset avait fait de ces aveux que la poésie en notre siècle autorise et dont elle se pare. M. de Lamartine les lui tourne en leçon; il se cite lui-même pour exemple, et il finit, selon l'usage, par se proposer insensiblement pour modèle. Voilà à

quoi l'on s'expose dans ces hommages adressés aux illustres dont on presse les traces. M. de Lamartine lui-même n'avait pas été si bien accueilli de lord Byron que M. de Musset semble le croire Byron, dans ses Mémoires, ne parle de cette belle épître sur l'Homme, des premières Méditations, que très à la légère et comme de l'œuvre d'un quidam qui a jugé à propos de le comparer au démon et de l'appeler chantre d'enfer. En somme, ce n'est point à ces illustres devanciers qu'il faut demander d'être tout à fait justes et attentifs quand on est soi-même de leur race; ils sont trop pleins d'eux-mêmes. Comment lord Byron eût-il accueilli, je vous prie, une avance du poëte Keats, de ce jeune aigle blessé qui tomba sitôt, et qu'il traite partout si cavalièrement, du haut de son dédain ou de sa pitié? Comment M. de Chateaubriand lui-même, qui garda si bien les dehors, jugeait-il dans le principe M. de Lamartine poëte, sinon comme un homme de grand talent et de mélodie, qui avait eu un succès de femmes et de salons? Poëtes, allez donc tout droit au public pour avoir votre brevet, et dans ce public à ceux qui sentent, dont l'esprit et le cœur sont disponibles, à la jeunesse, ou aux hommes qui étaient jeunes hier et qui sont mûrs aujourd'hui, à ceux qui vous lisent et qui vous chantent, à ceux aussi qui vous relisent. C'est parmi eux qu'il s'agit pour vous de se créer des amis fidèles, sincères, qui vous aiment pour vos belles qualités, non pour vos défauts; qui ne vous admirent point par mode, et qui sauront vous défendre contre la mode un jour, quand elle tournera.

M. de Musset a débuté à l'âge de moins de vingt ans, et, dès le début, il a voulu marquer avec éclat sa séparation d'avec les autres poëtes en renom alors. Pour qu'on ne pût s'y méprendre, il se donna du premier jour un masque, un costume de fantaisie, une manière; il se déguisa à l'espagnole et à l'italienne sans avoir vu encore l'Espagne et l'Italie : de là des inconvénients qui se sont prolongés. Je suis certain que, doué comme il l'était d'une force originale et d'un génie propre, même en débutant plus simplement et sans viser tant à se singulariser, il fût bientôt arrivé à se distinguer manifestement des poëtes dont il repoussait le voisinage, et dont le caractère sentimental et mélancolique, solennel et grave, était si différent du sien. Lui, il avait le sentiment de la raillerie

que les autres n'avaient pas, et un besoin de vraie flamme qu'ils n'ont eu que rarement.

Mes premiers vers sont d'un enfant,
Les seconds, d'un adolescent,

a-t-il dit en se jugeant lui-même. M. de Musset fit donc ses enfances, mais il les fit avec un éclat, une insolence de verve (comme dit Regnier), avec une audace plus que virile, avec une grâce et une effronterie de page : c'était Chérubin au bal masqué jouant au don Juan. Cette première manière, dans laquelle on suivrait à la piste la veine des affectations et la trace des réminiscences, se couronne par deux poëmes (si l'on peut appeler poèmes ce qui n'est nullement composé), par deux divagations merveilleuses, Namouna et Rolla, dans lesquelles, sous prétexte d'avoir à conter une histoire qu'il oublie sans cesse, le poëte exhale tous ses rêves, ses fantaisies, et se livre à tous ses essors. De l'esprit, des nudités et des crudités, du lyrisme, une grâce et une finesse par moments adorable, de la plus haute poésie à propos de botte, la débauche étalée en face de l'idéal, tout à coup des bouffées de lilas qui ramènent la fraîcheur, par-ci par-là un reste de chic (pour parler comme dans l'atelier), tout cela se mêle et compose en soi la plus étrange chose, et la plus inouïe assurément, qu'eût encore produite jusqu'alors la poésie française, cette honnête fille qui avait jadis épousé M. de Malherbe, étant elle-même déjà sur le retour. On peut dire qu'Alfred de Musset poëte est tout entier dans Namouna, avec ses défauts et ses qualités. Mais celles-ci sont grandes, et d'un tel ordre, qu'elles rachètent

tout.

Lord Byron écrivait à son éditeur Murray: «Vous dites qu'il y a une moitié du Don Juan très-belle: vous vous trompez; car, s'il était vrai, ce serait le plus beau poëme qui existât. Où est la poésie dont une moitié vaille quelque chose? » Byron a raison de parler ainsi pour lui et les siens; mais il y a en regard et au-dessus l'école de Virgile, de celui qui voulait brûler son poëme, parce qu'il ne le trouvait pas de tout point assez parfait. C'est le même Byron qui disait : « Je suis comme le tigre (en poésie): si je manque le premier bond, je m'en retourne grommelant dans mon antre. » En général, nos

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