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Lundi 4 février 1850.

DISCOURS

SUR

L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION D'ANGLETERRE,

PAR M. GUIZOT.

(1850.)

M. Guizot a pris deux fois la parole, comme écrivain, depuis février 1848 la première fois, en janvier 1849, par sa brochure, De la Démocratie en France; la seconde fois, ces jours derniers, par le Discours dont il s'agit, et qui est à double fin. Ce Discours, en effet, est destiné à servir d'introduction à une édition nouvelle de l'Histoire de la Révolution d'Angleterre, qui paraît en ce moment; mais aussi il a une intention non douteuse, et comme une réflexion directe sur la politique actuelle. En traitant expressément cette question : Pourquoi la Révolution d'Angleterre a-t-elle réussi? l'éminent historien provoque évidemment tout lecteur qui pense, à se faire lui-même cette autre question : « Pourquoi la Révolu- . tion de France a-t-elle échoué jusqu'ici? Pourquoi, du moins, n'a-t-elle pas réussi dans le même sens que celle d'Angleterre, et en est-elle encore à chercher son établissement? »

Si le Discours de M. Guizot était purement politique, je le laisserais passer sans le croire de mon ressort, fidèle à mon rôle et à mon goût, qui sont d'accord pour s'en tenir à la littérature; mais ce Discours n'est politique que par le sens et par le but; il est purement historique de forme et d'apparence,

et, comme tel, je ne saurais le négliger sans paraître manquer à une occasion et presque à une opportunité. Il est impossible au critique journaliste, qui se met le plus souvent en quête pour se créer des sujets susceptibles d'intérêt, d'en éluder d'aussi importants, quand ils se présentent de front. Si je venais à passer sous silence ce Discours pour parler d'un livre de poésie, d'un roman ancien ou nouveau, on aurait droit de penser que la critique littéraire se récuse, qu'elle se reconnaît jusqu'à un certain point frivole, qu'il est des sujets qu'elle s'interdit comme trop imposants ou trop épineux pour elle; et ce n'est jamais ainsi que j'ai compris cette critique, légère sans doute et agréable tant qu'elle le peut, mais ferme et sérieuse quand il le faut, et autant qu'il le faut.

Pourtant (et je le confesserai tout d'abord avec franchise, pour en être ensuite d'autant plus à mon aise), j'ai éprouvé un moment d'embarras en me voyant en demeure d'exprimer un avis direct sur un travail dont la portée est si actuelle, et, par suite, sur un homme considérable dont il y a tant à dire, et à qui on ne saurait se prendre à demi. Les écrits de M. Guizot forment tout un enchaînement; on ne peut toucher à un anneau sans remuer, sans ébranler tout le reste. Et puis, il s'agit bien ici d'un écrivain vraiment! M. Guizot n'est pas de ces hommes qui se scindent, et desquels on puisse dire : Je parlerai de l'historien, du littérateur, sans toucher au politique. Non, il faut le reconnaître à son honneur, et ç'a été là une des causes de son importance personnelle, il est un; la littérature, l'histoire elle-même, n'ont jamais été pour lui qu'un moyen, un instrument d'action, d'enseignement, d'influence. Il a adopté de bonne heure certaines idées, certains systèmes, et par toutes les voies, par la plume, par la parole, dans la chaire, à la tribune, au pouvoir et hors du pouvoir, il n'a rien négligé pour les faire prévaloir et pour les naturaliser dans notre pays. Et en ce moment que fait-il encore? Tombé hier, il relève aujourd'hui son drapeau; seulement il le relève sous la forme historique. Il range encore une fois ses idées et ses raisons en bataille, comme s'il n'avait pas été atteint. Pour en finir donc avec ces précautions qui étaient d'ailleurs indispensables, je ne ferai pas semblant d'oublier que M. Guizot a compté pour beaucoup dans nos destinées, qu'il y a pesé d'un grand poids. L'accident de février, cette catastrophe immense dont nous

faisons tous partie et dont nous sommes tous les naufragés, sera présent à ma mémoire. Je mentirais si je disais que cette dernière leçon d'histoire ne se joint pas pour moi à toutes les autres que nous devions à M. Guizot, pour les compléter, les corriger, et pour me confirmer dans certains jugements que j'essaierai ici d'exprimer en toute convenance.

M. Guizot est un des hommes de ce temps-ci qui, de bonne heure et en toute rencontre, ont le plus travaillé, le plus écrit, et sur toutes sortes de sujets, un de ceux dont l'instruction est le plus diverse et le plus vaste, qui savent le plus de langues anciennes et modernes, le plus de Belles-Lettres, et pourtant ce n'est pas un littérateur proprement dit, dans le sens exact où se définit pour moi ce mot. Napoléon écrivait à son frère Joseph, alors roi de Naples, qui aimait fort les gens de lettres : « Vous vivez trop avec des lettrés et des savants. Ce sont des coquette: avec lesquelles il faut entretenir un commerce de galanterie, et dont il ne faut jamais songer à faire ni sa femme ni sor ministre. » Cela est vrai de bien des gens de lettres, de quel ques-uns même de ceux que nous avons vus, de nos jours, ministres. Mais ce n'est vrai ni de M. Guizot ni de M. Thiers. Tous les deux sont des politiques qui ont commencé par être écrivains; ils ont passé par la littérature, ils y reviennent au besoin, ils l'honorent par leurs œuvres; mais ils n'appartiennent pas à la famille des littérateurs proprement dits, à cette race qui a ses qualités et ses défauts à part. M. Guizot, peutêtre, y appartient moins que personne. Il n'est pas d'esprit à qui l'on puisse moins appliquer ce mot de coquette dont usait Napoléon; c'est l'esprit qui, en tout, s'arrête le moins à la forme, à la façon. La littérature n'a jamais été son but, mais son moyen. Il n'a pas l'ambition littéraire, en ce que celle-ci a de curieux, de distrayant, de chatouilleux, d'aisément irrité, de facilement amusé et consolé. Il ne fait rien de futile, rien d'inutile. Il va en toute chose au fait, au but, au principal. S'il écrit, il ne se soucie pas d'une perfection chimérique; il vise à bien dire ce qu'il veut, comme il le veut; il ne recherche pas un mieux qui retarde et qui consume. Il n'est pas épris d'un idéal qu'il veuille réaliser. Esprit d'exécution, il rassemble avec vigueur, avec ardeur, ses forces, ses idées, et se met résolûment à l'œuvre, peu soucieux de la forme, l'atteignant souvent par le nerf et la décision de sa pensée. Quand un ou

vrage est fait, il n'y revient guère; il ne le reprend pas pour le revoir à loisir, pour le retoucher et le caresser, pour y réparer les parties inexactes ou faibles, les imperfections d'une rédaction première; il passe à un autre. Il pense au présent et au lendemain.

Tel il était à ses débuts, avant le pouvoir, tel dans les intervalles de sa vie politique. Dès l'avènement de la Restauration, il sentit que, sous un gouvernement non militaire, qui admettait le droit de discussion et la parole, il était de ceux que leur vocation naturelle et leur mérite appelaient à compter dans les affaires et dans les délibérations du pays. Tout en écrivant beaucoup, tant par goût que par une nécessité honorable, il se dit qu'il était de ceux qui deviennent ministres et qui gouvernent. Dès le premier jour, il marqua haut sa place du regard, et il s'y prépara avec énergie.

En attendant toutefois que vint l'heure d'être orateur et ministre, il enseigna à la Sorbonne; il fut le plus grand professeur d'histoire que nous ayons eu. Il a fondé une école; cette école règne, elle règne en partie chez ceux mêmes qui croient la combattre. Dans ses Essais sur l'Histoire de France, dans son Histoire de la Civilisation en Europe et en France, M. Guizot a développé ses principes et ses points de vue. Plus précis que les Allemands, plus généralisateur que les Anglais, il est devenu européen par ses écrits avant de l'être par son rôle d'homme public. Dès le premier jour qu'il mit le pied dans l'histoire, M. Guizot y porta son instinct et ses habitudes d'esprit il prétendit à la régler, à l'organiser. Son premier dessein, à travers ce vaste océan des choses passées, fut de saisir et de tracer une direction déterminée sans être pour cela étroit, et sans rien retrancher à la diversité de l'ensemble. Faire acte d'impartialité, admettre tous les éléments constitutifs de l'histoire, l'élément royal, aristocratique, communal, ecclésiastique, n'en exclure aucun désormais, à condition de les ranger tous et de les faire marcher sous une loi, voilà son ambition. Elle était vaste, et si l'on en jugeait par l'effet obtenu, M. Guizot a réussi. Il a été loué comme il le méritait. Il n'a pas été combattu comme il aurait pu l'être. Daunou seul lui fit quelques observations judicieuses, mais timides. Aucun esprit ferme, au nom de l'école de Hume et de Voltaire, au nom de celle de l'expérience et du bon sens, au nom de l'hu

milité humaine, n'est venu lui dérouler les objections qui n'auraient rien diminué de ses mérites vigoureux de penseur et d'ordonnateur, qui auraient laissé subsister bien des portions positives de son œuvre, mais qui auraient fait naître quelques doutes sur le fond de sa prétention exorbitante.

Je suis de ceux qui doutent, en effet, qu'il soit donné à l'homme d'embrasser avec cette ampleur, avec cette certitude, les causes et les sources de sa propre histoire dans le passé il a tant à faire pour la comprendre bien imparfaitement dans le présent et pour ne pas s'y tromper à toute heure! Saint Augustin a fait cette comparaison très-spirituelle. Supposez que, dans le poëme de l'Iliade, une syllabe soit douée, un moment, d'âme et de vie : cette syllabe, placée comme elle l'est, pourrait-elle comprendre le sens et le plan général du poëme? C'est tout au plus si elle pourrait comprendre le sens du vers où elle est placée, et le sens des trois ou quatre vers précédents. Cette syllabe animée un moment, voilà l'homme; et vous venez lui dire qu'il n'a qu'à le vouloir pour saisir l'ensemble des choses écoulées sur cette terre, dont la plupart se sont évanouies sans laisser de monuments ni de traces d'elles-mêmes, et dont les autres n'ont laissé que des monuments si incomplets et si tronqués!

Cette objection ne s'adresse pas à M. Guizot seul, mais à toute l'école doctrinaire dont il a été l'organe et le metteur en œuvre le plus actif, le plus influent. Elle s'adresse à bien d'autres écoles encore, qui se croient distinctes de celle-là et qui ont donné sur le même écueil. Le danger surtout est très-réel pour quiconque veut passer de l'histoire à la politique. L'histoire, remarquez-le, ainsi vue à distance, subit une singulière métamorphose, et produit une illusion, la pire de toutes, celle qu'on la croie raisonnable. Dans cet arrangement plus ou moins philosophique qu'on lui prête, les déviations, les folies, les ambitions personnelles, les mille accidents bizarres qui la composent et dont ceux qui ont observé leur propre temps savent qu'elle est faite, tout cela disparaît, se néglige, et n'est jugé que peu digne d'entrer en ligne de compte. Le tout acquiert, après coup, un semblant de raison qui abuse. Le fait devient une vue de l'esprit. On ne juge plus que de haut. On se met insensiblement en lieu et place

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