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Roustem, par sentiment d'orgueil, et soupçonnant toujours une feinte de la part d'un jeune homme avide de gloire, dissimule une dernière fois, et, dès ce moment, le sort n'a plus de trêve. Toutes ces ruses de Roustem (et j'en supprime encore) tournent contre lui; il finit par plonger un poignard dans la poitrine de son fils, et ne le reconnaît que dans l'instant suprême. Le jeune homme meurt avec résignation, avec douceur, en pensant à sa mère, à ses amis, en recommandant qu'on épargne après lui cette armée qu'il a engagée dans une entreprise téméraire :

<< Pendant bien des jours, je leur ai donné de belles paroles, je leur ai donné l'espoir de tout obtenir; car comment pouvais-je savoir, ô héros illustre, que je périrais de la main de mon père?... Je voyais les signes que ma mère m'avait indiqués, mais je n'en croyais pas mes yeux. Mon sort était écrit au-dessus de ma tête, et je devais mourir de la main de mon père. Je suis venu comme la foudre, je m'en vais comme le vent; peut-être que je te retrouverai heureux dans le ciel ! >>

Ainsi parle en expirant cet autre Hippolyte, immolé ici de la main de Thésée.

La moralité que tire le poète de cette histoire pleine de larmes est tout antique, tout orientale. Malgré la colère que ce récit inspire involontairement contre Roustem, le poëte n'accuse personne :

« Le souffle de la mort, dit-il, est comme un feu dévorant : il. n'épargne ni la jeunesse ni la vieillesse. Pourquoi donc les jeunes gens se réjouiraient-ils, puisque la vieillesse n'est pas la seule cause de la mort? Il faut partir, et sans tarder, quand la mort pousse le cheval de la destinée! »

Pour moi, la moralité que je déduirai ici sera à la moderne, tout étroite et toute positive: c'est qu'il convient que l'impression de ce grand livre où se trouve ce bel épisode, et d'autres épisodes encore, se remette en train au plus vite et s'achève, et que les contrariétés, les ennuis qui, il y a huit cents ans, sous le régime du sultan Mahmoud, ont traversé la vie et l'œuvre du poëte Ferdousi, ne continuent pas aujourd'hui de le poursuivre dans la personne de son savant éditeur et traducteur, qui mérite à la fois si bien et de lui et de nous.

Lundi 18 février 4850.

LA MARE-AU-DIABLE, LA PETite fadette, FRANÇOIS LE CHAMPI,

PAR

GEORGE SAND.

(1846-1850.)

J'étais en retard depuis quelque temps avec Mme Sand; je ne sais pourquoi j'avais mis de la négligence à lire ses derniers romans; non pas que je n'en eusse entendu dire beaucoup de bien, mais il y a si longtemps que je sais que Mme Sand est un auteur du plus grand talent, que tous ses romans ont des parties supérieures de description, de situation et d'analyse, qu'il y a dans tous, même dans ceux qui tournent le moins agréablement, des caractères neufs, des peintures ravissantes, des entrées en matière pleines d'attrait; il y a si longtemps que je sais tout cela, que je me disais : Il en est toujours de même, et, dans ce qu'elle fait aujourd'hui, elle poursuit sa voie d'invention, de hardiesse et d'aventure. Mais je suis allé voir le Champi à l'Odéon comme tout Paris y est allé; cela m'a remis au roman du même titre et à cette veine pastorale que l'auteur à trouvée depuis quelque temps; et, reprenant alors ses trois ou quatre romans les derniers en date, j'ai été frappé d'un dessein suivi, d'une composition toute nouvelle, d'une perfection véritable. J'étais entré à l'improviste dans une oasis de verdure, de pureté et de fraîcheur. Je me suis écrié, et j'ai compris alors seulement cette

t.

phrase d'une lettre qu'elle écrivait l'an dernier, du fond de son Berry, à une personne de ses amies qui la poussait sur la politique « Vous pensiez donc que je buvais du sang dans des crânes d'aristocrates; eh! non, j'étudie Virgile et j'apprends le latin. »

Nous ferons ici comme elle, nous laisserons la politique de côté avec tous ses méchants propos et ses sots contes: ce sont légendes qui ne sont pas à notre usage. Oh! la maussade légende que celle du Gouvernement provisoire! Nous voilà tout de bon revenus aux champs; George Sand, homme politique, est une fable qui n'a jamais existé : nous possédons plus que jamais dans Mme Sand le peintre du cœur, le romancier et la bergère.

Mme Sand faisait mieux l'an dernier, en son Berry, que de lire les Géorgiques de Virgile; elle nous rendait sous sa plume les géorgiques de cette France du centre, dans une série de tableaux d'une richesse et d'une délicatesse incomparables. De tout temps, elle avait aimé à nous peindre sa contrée natale; elle nous l'avait montrée dans Valentine, dans André, en cent endroits; mais ce n'est plus ici par intervalles et par échappées, comme pour faire décoration à d'autres scènes, qu'elle nous découpe le paysage; c'est la vie rustique en elle-même qu'elle embrasse; comme nos bons aïeux, nous dit-elle, elle en a subi l'ivresse, et elle nous la rend avec plénitude. Le roman de Jeanne est celui dans lequel elle a commencé de marquer son dessein pastoral. Pourtant ce personnage de Jeanne, la bergère d'Ep-Nell, est bien poétique, bien romanesque encore; les souvenirs druidiques interviennent dès les premières pages pour agrandir et idéaliser la réalité. On flotte en idée entre Velléda et Jeanne d'Arc; car Jeanne ici, remarquez-le bien, n'est autre qu'une Jeanne d'Arc au repos et à qui l'occasion seule a manqué pour éclater. La placidité et la simplicité merveilleuse de la belle bergère en restent le plus souvent à la simplesse. Les scènes de la Fenaison offrent un tableau plein de charme et de grâce assurément, mais on y voit tout à côté cet éternel plaidoyer entre la société et la nature, entre les gens de loisir et les gens du peuple ou de labeur, ceux-ci ayant invariablement l'avantage. Jeanne présente de l'intérêt, un intérêt élevé, mais qui se complique de roman. C'est à la Mare-au-Diable

seulement que commencent nos vraies géorgiques; elles se continuent dans François le Champi, dans la Petite Fadette. Voilà la veine heureuse, voilà le thème où nous nous renfermerons ici.

La Mare-au-Diable est tout simplement un petit chefd'œuvre. La préface m'avait donné quelques craintes. L'auteur met en avant une idée philosophique, et je tremble toujours quand je vois une idée philosophique servir d'affiche à un roman. L'auteur a voulu faire la contre-partie d'une composition mélancolique d'Holbein, dans laquelle on voit un misérable attelage de chevaux traînant la charrue dans un champ maigre; le vieux paysan suit en haillons; la Mort domine le tout sous forme d'un squelette armé du fouet. « Nous, s'écrie l'auteur, nous n'avons plus affaire à la mort, mais à la vie; nous ne croyons plus ni au néant de la tombe, ni au salut acheté par un renoncement forcé, nous voulons que la vie soit bonne, parce que nous voulons qu'elle soit féconde. Il faut que Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se réjouisse plus de la mort du riche. Il faut que tous soient heureux... » Je supprime la série de ces Il faut, qui seraient mieux placés dans un de ces petits sermons philosophiques où ceux qui cherchent à imposer aux autres une foi qu'ils ne sont pas bien sûrs d'avoir eux-mêmes, s'échauffent en parlant, affirment sur tous les tons, et se font prophètes afin de tâcher d'être croyants. Le véritable artiste est digne de ne pas procéder ainsi; et pour tous ceux qui ont de bonne heure connu et admiré Mme Sand, ç'a toujours été un sujet d'étonnement et une énigme inexplicable, que de la trouver si aisément crédule et, je lui en demande bien pardon, si femme sur un point: elle croit volontiers à l'idée des autres. Avec un talent du premier ordre et tel qu'on n'en trouverait pas de supérieur en notre littérature dès l'origine, elle semble craindre que ce talent, dans son activité et dans sa puissance, ne manque de sujet, ne manque de pâture. A cette fin elle reçoit et prend le mot et l'idée de gens qui, en vérité, lui sont inférieurs par maint endroit. Elle les croit supérieurs parce qu'ils concluent carrément, comme si un grand peintre, un grand poëte avait besoin absolument de conclure. « C'est un écho qui double la voix,» a-t-on pu dire d'elle à cet égard, et en songeant à ceux dont elle prétendait s'inspirer. Et elle fait mieux que de

doubler leur voix, elle la rend méconnaissable. Combien de fois n'a-t-elle pas fait passer leurs ennuyeux paradoxes à l'état de magnifiques lieux-communs! Et c'est ainsi que, dans ces charmants volumes de la Mare-au-Diable, je trouve en tête la page que j'ai citée, et, tout à la fin, je ne sais quelle brochure socialiste qui vient s'ajouter là, on ne sait pourquoi. Imaginez un peu de Raynal (du meilleur) cousu par mégarde avec un exemplaire de Paul et Virginie.

J'avais à dire ceci pour l'acquit de ma conscience; c'est le côté faible et le travers d'un grand talent. Je n'ai plus maintenant qu'à louer et à m'émerveiller en toute franchise. La scène un peu idéale de labour, que l'auteur oppose à l'allégorie d'Holbein, est d'une magnificence à faire envie à JeanJacques et à Buffon; c'est là que le souvenir de Virgile et du labourage romain revient manifestement: l'artiste qui peint ici l'attelage d'une charrue du Berry se souvient encore des bœufs du Clitumne. Mais ce premier chapitre grandiose, entremêlé çà et là d'apostrophes et d'allusions aux oisifs, de ce que j'appelle le Raynal ou la déclamation d'aujourd'hui, me plaît moins que l'histoire toute simple et tout agreste de Germain le fin laboureur. Ce récit commence avec le troisième chapitre et composé, à proprement parler, cette charmante idylle de la Mare-au-Diable.

Il s'agit pour le beau laboureur Germain, veuf à vingt-huit ans avec trois enfants, et qui pleure encore sa première femme, de se remarier par nécessité, par raison. Son beaupère lui-même, le père Maurice, l'y engage par toutes sortes de paroles sensées et positives, et Germain s'y rend, bien qu'à regret. Le père Maurice, en entamant ce propos, avait déjà quelqu'un en vue : c'est une veuve, assez riche, qui demeure à quelques lieues de là, et qu'on dit être un bon parti. Comme il ne s'agit point ici d'un mariage d'amour, mais d'un arrangement entre personnes mûres et sérieuses, une entrevue, selon le père Maurice, suffira pour tout éclaircir: « C'est demain samedi, dit-il à Germain; tu feras ta journée de labour un peu courte, tu partiras vers les deux heures après-dîner, tu seras là-bas à la nuit; la lune est grande dans ce moment-ci, les chemins sont bons, et il n'y a pas plus de trois lieues de pays. »

Tout l'intérêt et toute l'action du roman se passent dans ce

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