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Lundi 25 mars 1850.

LETTRES INÉDITES

DE

L'ABBÉ DE CHAULIEU,

*PRÉCÉDÉES D'une notice

PAR M. LE MARQUIS DE BÉRENGER."

(1850.)

Voici quelques Lettres nouvelles du poète Chaulieu qu'on vient de publier: elles n'ajouteront pas beaucoup à sa réputation et ne répondent pas tout à fait à l'idée que son renom d'amabilité réveille. Ce n'est pas que je me repente de les avoir lues; les gens du métier trouvent encore à profiter et à glaner là même où le public plus pressé a moins de quoi se satisfaire. Je remercie donc pour mon compte l'éditeur de ces Lettres du cadeau qu'il nous a fait, tout en me permettant de regretter qu'il n'ait pas entouré cette publication de quelques légers soins de détail qui auraient pu la rendre et plus exacte et plus complète. Après tout, nous remettre en présence de l'abbé de Chaulieu, c'est par cela seul nous procurer une heureuse et agréable rencontre.

Nous sommes déjà si loin de ces temps, que, pour bien juger d'un homme, d'un auteur qui y a vécu, il ne suffit pas toujours de lire ses productions, il faut encore les revoir en place, recomposer l'ensemble de l'époque et l'existence entière du personnage; en un mot, il faut déjà faire un peu de cette étude et de cet effort qu'on fait pour les anciens. Je l'es

saierai ici un moment pour l'abbé de Chaulieu. Il était né à Fontenay-en-Vexin, en 1639, et il ajoute un nom de plus à la liste déjà si brillante des poëtes normands. Saint-Simon, qui conteste la noblesse de tout le monde, a contesté celle de Chaulieu : il l'a qualifié « homme de fort peu, mais de beaucoup d'esprit, de quelques lettres, et de force audace. »> Dès 1745, l'abbé d'Estrées avait prouvé, sur cette question de généalogie, que la famille des Anfrie, seigneurs de Chaulieu, était d'épée avant d'être de robe (circonstance réputée honorable), et qu'elle servait sur un bon pied du temps de Charles VII. Il parait qu'elle était originaire d'Angleterre. Quoi qu'il en soit, Guillaume de Chaulieu, le futur abbé, était fils d'un maitre des comptes de Rouen. Il vint étudier à Paris, au Collége de Navarre, et s'y lia avec les fils du duc de La Rochefoucauld (l'auteur des Maximes), gens d'esprit eux-mêmes. On sait d'ailleurs très-peu de chose sur les premières années de Chaulieu. S'il eût été homme appliqué et d'étude, il était d'âge à percer en plein règne de Louis XIV; mais, son génie étant tout de hasard et de rencontre, il attendit les dernières années du règne et le commencement du XVIIIe siècle pour s'épanouir, pour se montrer tout entier lui-même : on ne se le figure guère se couronnant de fleurs qu'en cheveux blancs, et à l'âge de près de quatre-vingts ans.

Cependant cette longue vie avait dù se passer à bien des choses. Les plaisirs, la société, les tentatives d'ambition et de fortune y furent pour beaucoup. Les Lettres publiées par M. de Bérenger nous montrent Chaulieu à l'âge de trente-six ans (1675), très-lancé dans le meilleur monde, l'intime et le familier des Bouillon, des Vendôme, des Marsillac, et, dans sa première pointe d'ambition, accompagnant M. de Béthune, alors envoyé extraordinaire en Pologne. L'illustre Sobieski venait d'être élu roi de Pologne; il avait pour femme une d'Arquien. Le marquis de Béthune, qui avait épousé une sœur de la nouvelle reine, fut envoyé pour complimenter le roi son beau-frère. Cette idée d'une reine française, simple fille de qualité, cette brusque fortune avait mis les imaginations en éveil. Chaulieu crut y voir jour à une carrière, moyennant l'amitié que lui portait le marquis de Béthune. Durant ce voyage, il écrit à sa belle-sœur Mme de Chaulieu, et lui rend compte des réceptions, des régals, rasades et bombances sans

nombre. Il parle des Polonais comme on en parlait alors, c'està-dire comme d'une espèce de peuple barbare, à demi asiatique, et chez qui les moindres singularités de mœurs et de costumes intéressent:

« Vous ne sauriez vous faire une idée de la majesté et de la fierté des Polonais, dont ils sont redevables moitié à leur barbe, moitié à leurs grandes robes et à leurs sabres. Je n'ai jamais rien vu qui imprime tant de terreur. Auprès du plus petit, le grand Girard serait un nain. Je vous assure que c'est un agréable spectacle que d'en voir cent avec des vestes de toutes sortes de couleurs, des écharpes de soie tressée où pend un sabre auprès duquel le mien, que l'abbé de Marsillac a tant vanté, serait un canivet (petit couteau). C'est la mode, en ce pays ici, "d'avoir des gentilshommes polonais. J'en prends quatre en arrivant à Varsovie. On ne leur donne que quarante sols par semaine pour nourriture, entretien, gages et tout le reste. Je vois bien que ce serait folie de faire venir ici mes gens... Cependant je suis ruiné ici. On ne trouve rien du tout en Pologne. »

A peine arrivé, il accompagne Sobieski dans une expédition en Ukraine :

«Enfin nous partons dans trois jours pour l'armée. C'est dommage que ce ne soit un de nos petits Messieurs (sans doute les jeunes princes de Vendôme) qui fût en état de faire son apprentissage sous le grand Sobieski et cette campagne à ma place. Ils ne sauraient guère avoir de meilleur maître... Il donna audience à l'envoyé des Tartares lundi; il (l'envoyé) vint l'assurer de l'amitié du khan, son maître, et de l'envie qu'il a de ménager une bonne paix entre le Turc et lui. Je vous garde une copie de la lettre qu'il a apportée, pour vous régaler quelque jour d'une pièce d'éloquence à la tartare. >>

Ils reviennent bientôt de cette expédition d'Ukraine, l'ambassadeur et lui, couverts de gloire et de lauriers, ou plutôt de boue et de lauriers :

« Nous avons trouvé ici la reine fort bien revenue de ses dernières maladies, et d'une magnificence d'habits que rien ne peut égaler. Il n'y a rien de plus opposé à l'état où nous sommes revenus d'Ukraine, depuis M. de Béthune jusques au dernier de nous. Nos habits ne vont pas à couvrir la nudité humaine. Il a fallu rester huit jours avec toutes les dames de la Cour en ce déplorable état, parce que nos hardes sont dans le garde-meuble de la reine, à Léopold. Elle y a envoyé aujourd'hui un huissier de sa chambre pour nous tirer de nos guenillons, et parce que M. de Béthune scandalisait souvent, par l'usure de ses habits, toutes les filles d'honneur. >>

Ce mélange de luxe et d'indigence perce en plus d'un endroit. A travers la discrétion que s'impose Chaulieu dans sa Correspondance, on entrevoit très-distinctement son but et ses mécomptes. Il avait espéré être nommé Résident ou Chargé d'affaires de Pologne à Paris; M. de Béthune l'appuyait auprès du roi et de la reine; mais celle-ci protégeait un M. Letrens qui faisait les affaires de Pologne à Paris sans le titre et sans les qualités requises. La reine s'y opiniâtrait, et, de peur de la choquer, M. de Béthune n'insistait pas. Chaulieu put s'apercevoir, dès lors, de ce que valent, au fond, les protections et les promesses de Cour:

«Tout le monde, écrit-il à sa belle-sœur, va à son intérêt, sans songer à ceux des autres; et les services et les bienfaits ne sont, ma belle dame, que de fort méchants titres pour obliger les gens à faire quelque chose qui choque, de fort loin seulement, le moindre de leurs desseins. Je voudrais bien avoir trois ans de moins et avoir été aussi instruit que je le suis présentement des choses du monde. Je vois bien que je n'avais vécu jusque-là que dans l'état d'innocence, et j'avais cru à tout le monde le cœur fait comme moi; je me suis bien trompé, mais je ne saurais me repentir de l'avoir été pour n'avoir jugé de l'âme des hommes que par ce que je sentais. Voilà une affaire manquée; c'est la troisième depuis six mois. Il n'importe! la fortune et mes amis feront mieux quand il leur plaira. Je deviens de jour en jour philosophe, et, pourvu que j'aie le plaisir de vous retrouver et de vous décharger mon cœur, je ne compte pour rien tout le reste. Je ne saurais pas vous dissimuler qu'il est gros de beaucoup de choses qu'il ne servirait rien d'écrire, et que je ne veux pas confier à du papier.

On ne saurait donc s'étonner si ces Lettres écrites de Pologne ne renferment rien de beaucoup plus intéressant: il se peut que d'autres où il en disait plus aient été écrites en chiffre, et nous n'avons peut-être ici que les moins particulières. Elles nous suffisent pour découvrir déjà en Chaulieu un sentiment de fierté qu'il eut toujours depuis, ce que Saint-Simon appelait de l'audace, mais qui méritait un meilleur nom, et qui partait de ce sentiment réfléchi par lequel un esprit indépendant se juge soi-même et les autres. Chaulieu dit quelque part qu'il eut toute sa vie la manie de ne respecter que le mérite personnel; c'était une manie, en effet, dans le monde et le siècle où il vivait. Cette école qu'il fit en Pologne l'y aida beaucoup et acheva sa maturité : « Au moins, si je n'ai rien profité à mon voyage, écrivait-il, me trouverez-vous revenu avec une

bonne opinion de moi et une fierté qui vous paraîtra extraordinaire pour un homme dont les affaires ne sont pas en meilleur état que les miennes.» Cette fierté est décidément un des traits du caractère de Chaulieu; lui-même il est convenu de l'avoir poussée un peu loin:

Avec quelques vertus, j'eus maint et maint défaut :
Glorieux, inquiet, impatient, colère,

Entreprenant, hardi, très-souvent téméraire,

Libre dans mes discours, peut-être un peu trop haut.

Quoiqu'il eût manqué son but positif, Chaulieu revint de Po*logne comblé d'honnêtetés, de distinctions, avec une bague au · doigt que le roi avait détachée du sien, au moment du départ, pour la lui donner. Les régalades continuent sur toute la route au retour l'ambassadeur et l'abbé ne se lassent pas de tenir tête aux grands seigneurs du pays et de s'enivrer à la polonaise, pour soutenir l'honneur du roi leur maître. Mais Chaulieu, qui n'avait guère besoin de cet apprentissage de franc buveur, revient surtout de là avec l'expérience consommée que la vie de société ne suffit pas à donner, et qu'on ne puise que dans le maniement d'une première affaire, même lorsqu'on n'y a pas réussi.

Être épicurien, quand on l'est avec art, n'empêche pas d'être habile, et Chaulieu, à partir de ce jour, le prouva. Pour réparer son échec de Pologne, il prend le parti de s'attacher entièrement aux jeunes princes de Vendôme, et s'insinue si bien par son esprit, qu'il devient le maître absolu de leurs affaires, l'intendant et l'arbitre de leurs plaisirs. Ces jeunes princes, qui avaient en eux le sang de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées, en combinaient les qualités et les vices au plus haut degré. Ils avaient commencé, enfants, par être des héros à la guerre, et ils furent de tout temps des débauchés plus que voluptueux. On sent, à plus d'un passage, que Chaulieu (leur aîné de quinze ans) les juge; mais il est juge à la fois et complice, et, tout en essayant de les diriger sans doute sur quelques points, il se laisse aller sur le reste avec eux. Il accompagne le duc de Vendôme dans son gouvernement de Provence; il assiste à toutes les fêtes et aux galas monstrueux que la province se fait honneur d'offrir au prince. Il entre, sur ce chapitre des repas et victuailles, dans des détails dignes de

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