Images de page
PDF
ePub

Les besoins physiques produisent toujours quelque degré d'action: si ces besoins por

tent la douleur ou la crainte à l'excès l'action suit cette même proportion; il est dangereux d'avoir à faire à un homme, ou à quelqu'autre animal que ce soit, excité par un si puissant motif.

Quand le soldat est, ou doit être dans un danger désespéré, il n'y a rien qu'on n'en doive attendre placé entre la mort et la victoire, c'est un héros; mais si vous le laissez long-temps exposé à un grand danger, et qu'il voie un moyen de s'y soustraire,' il s'enfuira, parce que l'idée du danger présent agit plus fortement sur son esprit qu'une punition éloignée à laquelle il espere échapper. De plus, un grand corps de troupes n'est pas même susceptible de cette crainte; car on ne peut punir tous les soldats, et chacun espere qu'il sera sauvé. La crainte ne peut donc être considérée comme un puissant mobile que dans le cas seul du désespoir; au lieu que le desir de satisfaire des besoins réels, ou de se procurer des plaisirs, est un principe d'action toujours subsistant. Je ne saurois assez m'étonner que ce systême si vrai soit contrarié par la pratique générale ; on suppose que la

crainte est le seul mobile du soldat, comme s'il étoit un animal d'une autre nature que ceux qui le dépriment ainsi, et qui seroient sûrement bien fâchés qu'on les crût euxmêmes susceptibles d'être animés par un tel motif.

Dans nos armées, le soldat est réellement réduit à la condition des animaux; comme eux, on ne le met en action que par la crainte corporelle et les besoins physiques : comme s'il étoit entiérement privé des affections sociales! Je demande : est-il donc nécessaire de l'avilir ainsi? Non assurément; chaque homme a reçu de la nature des passions dont l'ardeur, dans la poursuite de leur objet peut être excitée ou rallentie par sa situation dans la société. Dès qu'il est libre de crainte et de besoin, il est dans sa nature de chercher le plaisir ; c'est un desir qui agite tous les hommes de toutes les classes sans exception: il n'y en a donc aucun qui, par un motif ou par un autre, ne puisse être excité à faire de grandes choses, si sa position dans la société le lui rend praticable.

CHAPITRE

I V.

De l'honneur et de la honte.

L'HONNEUR est le sentiment du besoin de l'estime publique, et la honte est la crainte de l'avoir perdue dans la société, chaque classe a ses qualités particulieres, dont la possession donne droit à l'estime des hommes; dans le militaire, c'est le courage et le mépris de la mort; dans les hommes d'état, c'est la sagesse ; parmi les prêtres, c'est le savoir et la piété, etc. l'utilité générale dont ces qualités, ainsi distribuées, sont à la société, est cause de l'honneur qu'on y attache.

Quand cette passion de l'honneur et la crainte de la honte sont vivement imprimées dans le cœur humain, elles y agissent plus fortement que la crainte de la mort, et elles produisent tout ce qu'il y a de grand et d'héroïque au monde : plus la classe où se trouve un homme est élevée, plus il y tient -lui-même un rang distingué, et plus il fera d'efforts pour mériter l'estime publique. Un artisan caché dans son obscurité s'embarrasse peu de l'honneur et de la honte; le

desir d'agir sur l'opinion des hommes lui manque avec les moyens ; dépourvu de ses rapports moraux de sociabilité, son caractere se déprave dans un isolement sauvage, et se dégrade jusqu'à l'animalité. Voilà ce qui fait que la noblesse en général se montre plus susceptible, plus délicate sur ce qui concerne son honneur. Au lieu donc d'avilir, comme on fait aujourd'hui, l'état du soldat, il faudroit, par tous les moyens possibles, élever son ame, et exciter ses principes. Si les classifications de la société produisent de grandes différences dans l'activité sociale des hommes, les variétés des gouvernemens n'en produisent pas moins. Le gouvernement imprime à chaque nation un caractere qui la distingue. Il y a des législations dont l'effet est d'exalter l'honneur et la vertu, et d'autres qui ne tendent qu'à en étouffer les germes.

Dans le despotisme, il n'y a qu'une classe d'hommes, ce sont les soldats; le reste est une multitude amoncelée, réduite à la condition des bêtes, et qui comme elles ne songe qu'à vivre.

L'ambition des soldats étant concentrée dans leur classe en temps de paix, sans motifni facilité pour s'exercer ailleurs, ils tom

bent

bent dans le relâchement et l'indolence, et delà vient cet engourdissement léthargique du despotisme. Sous ce gouvernement, aucun homme ne peut prétendre à l'estime publique : il seroit dangereux même de l'obtenir; la crainte y domine et elle retient tout dans l'inaction; l'honneur et la honte y sont des sentimens inconnus.

[ocr errors]

Dans une monarchie, les sujets sont partagés en différentes classes, et toutes peu vent prétendre plus ou moins à l'estime pu blique. Aux motifs d'utilité particuliere tirés de sa classe et de sa situation person nelle, qui peuvent déterminer un homme à l'action, il ajoute encore des vues d'utilité générale que la société peut lui procurer: ainsi des fortes et multipliées concourent à exciter l'honneur, la vertu, l'activité quand le souverain a du génie ; mais s'il est foible et indolent, l'activité des sujets vers les idées de luxe et de dissipation, l'intrigue et l'artifice supplantent le mérite ; l'art de plaire devient le suprême talent, et l'agréable fait mépriser l'utile.

1

Il est rare de trouver de grandes vertus dans les monarchies, parce que la vertu n'y est pas toujours le meilleur moyen pour ob tenir la faveur du prince; et que le peuple 1790. Tome XI, D

« PrécédentContinuer »