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Quelque foible influence que puisse avoir ma voix dans les affaires publiques, le droit dy voter suffit pour m'imposer le devoir de m'en instruire.

J. J. Rousseau, Contrat social.

BIBLIOTHEQUE

DE

L'HOMME PUBLIC.

Mémoires militaires et politiques du Général Lloyd, traduits de l'anglois par un Officier françois (1).

HENRI LLOYD naquit en 1729, dans la principauté de Galles, d'une famille obscure et sans bien. Son pere, qui vivoit du produit médiocre d'une cure de campa gne, sentit que le seul patrimoine qu'il pouvoit laisser à son fils étoit une éducation attentive et soignée, qui vaut mieux que des richesses. Henri Lloyd avoit le germe du génie ; et quoique privé des circonstances qui peuvent le rendre uile aux hommes, il sur le développer, l'étendre au point de se faire distinguer de ses compatriotes. Dans son Essai sur les passions, on

(1) On n'a pris dans ces memoires que ce qui a rapport à la politique militaire, et à ce que l'auteur anglois appelle la philosophie de la guerre. L'impression de cet extrait, qui devoit faire partie d'une collection des moralis ́es anglois, rédigée par M. Imbert, fut arrêtée en 1786 par le ministre de la guerre. On sentira, en le lisant, mieux qu'on ne sauroit l'exprimer, toute l'injustice et la tyrannic de la censure ministérielle. Les mémoires militaires, vol. in 4°. orné de cartes, se vendent chez Barrois, libraire, quai des Augus tins, n°. 19,

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trouve la métaphysique d'Aristote, l'éloquence de Platon et la morale de Socrate. Dans son Essai politique sur les finances, il paroît, comme on l'avoit dit autrefois de Bayle, l'avocat général de l'humanité. Ses Mémoires militaires et politiques seront des oracles dignes des annales de Tacite et des commentaires de César. Ceux qui liront avec attention la philosophie de la guerre resteront saisis d'un sentiment tendre et respectueux pour le guerrier philosophe qui pouvoit ainsi moraliser l'art des combats. La vénération augmente en lisant le chapitre du général. A ce tableau sublime, dont il prenoit le modele dans son cœur, on voit Platon peignant son Juste imaginaire; et si l'histoire pouvoit produire quelque chose d'approchant, on diroit que ce seroit le portrait d'Agésilas dessiné par Xénophon.

Henri Lloyd ne put être membre du parlement, parce que la loi angloise suppose qu'un homme sans biens est sans intérêt à la chose publique, et trop accessible à la corruption. Ce n'est pas l'homme sans biens qui est corruptible, c'est l'homme sans vertus, c'est celui dont les vices ont absorbé la fortune; car l'avidité suit la profusion; et quand ce peintre inimitable des mœurs veut faire sortir de la toile la tête de Catilina, il jette ce trait : « Avide du bien d'autrui, il étoit prodigue du sien ». Les Curius, les Fabricius étoient pauvres; Verrès et César étoient riches.

Le caractere de Henri Lloyd fut le premier obstacle à sa fortune; et ce seroit à tort qu'on rejetteroit sur l'imperfection de la loi l'espece d'oubli que la patrie montra pour ce grand homme. Lloyd étoit profondément instruit dans les principes de l'art militaire, mais d'une inflexibilité de caractere incapable de se plier à toute espece de sujétion. Dans le service

anglois, tous les emplois militaires s'achetent, et les promotions, graduées en finances comme en honneurs, ferment devant le mérite indigent des barrieres qui se levent pour l'opulence sans talens. Ce long et stupide ordre du tableau, inventé dans le siecle dernier par le despotisme d'un ministre altier et jaloux des généraux, vient ensuite humilier, rallentir et dégoûter le talent supérieur. Il doit obéir à de vieux enfans, qui, sans avoir étudié leur profession, entêtés de vieilles routines qu'ils appellent de l'expérience, et se prévalant d'une longue existence qu'ils prennent pour une longue vie, s'attachent à traverser, à dégoûter le génie naissant qu'ils haïssent, parce qu'ils sont forcés à reconnoître sa supériorité. Souvent l'intrigue et les souplesses ont élevé leur fortune et la soutiennent; ils veulent lever en détail ce tribut de bassesses qu'ils paient en masse à l'autorité supérieure. L'homme de cœur, incapable de se plier à ces humiliantes sujétions, contrarié dans l'emploi de ses talens, rebuté par des concurrences désespérantes, aigri par des préférences injustes, induit à manquer aux formes par tout ce que la jalousie, l'intérêt et la haine peuvent inventer de pieges ténébreux, s'arrache avec indignation et mépris à cette foule de juges et de rivaux indignes; et retiré dans son cœur, abandonné à l'exercice paisible de son génie, il laisse à d'autres acteurs la scene tumultueuse du monde. La vie militaire de Lloyd est l'exemple de cette triste moralité.

La vénalité des emplois du militaire anglois détermi nerent Henri Lloyd, incapable de toute basse poursuite, à chercher du service dans les pays étrangers. Il étoit : encore jeune, mais mûri par une éducation supérieure.

Avant de se fixer, il voulut connoître les mœurs et

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les usages des différens peuples de l'Europe; et parcou rut ia France, l'Italie, l'Allemange, le Portugal et l'Espagne. A Gibraltar, il vit l'Hercule Anglois, mais qui ne soutenoit pas encore ce poids immense: Heureux l'homme de guerre qui auroit pu surprendre Elliot et Lloyd s'entretenart ensemble sur les remparts de Gibraltar! Elliot ne pouvoir se méprendre sur le mérite de Lloyd. C'est ainsi que Turenne avoit apperçu dans Malborouhg, dans un âge où l'on n'a de la jeunesse que la vigueur et le courage, le vainqueur de Bleinhem er de Ramillies. Il youlut rendre à son pays le service d'y rappeller le jeune Lloyd en l'attachant au corps du génie; mais Lloyd avoit pris son parti, il refusa les offres de l'estime et de l'amitié.

Éclairé par l'étude, par les voyages, par la méditation, il ne restoit plus à Henri Lloyd qu'à vérifier par la pratique la théorie qu'il s'étoit faite. Il résolut donc d'entrer au service. Les recommandations du prince Lichteinstein lui valurent la commission d'aide-de-camp du général Lascy. Ce fut en cette qualité qu'il fit ses premieres armes. Ce général lui avoit offert un emploi militaire, mais Lloyd refusa, « Je ne vous demande, dit-il, que la permission de vous écouter et de vous suivre ». Elle lui fut accordée.

Le grade de capitaine de chasseurs, puis de lieutenant colonel, et un commandement, avec la charge importante d'observer le roi de Prusse, furent les récompenses de ses services. La maniere dont il nous rend compte lui-même de sa conduite, dans ses Mémoires militaires et : politiques, prouve qu'il porta, dans le service des troupes légeres, cet esprit créateur qui se fait des regles; et le succès couronna ses principes.

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