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PREMIÈRE PARTIE1

LIVRE PREMIER

DES LOIS EN GÉNÉRAL

CHAPITRE PREMIER.

DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT

AVEC LES DIVERS ÊTRES.

Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses*: et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois; la Divinité3

1. Nous donnons d'après l'édition in-12, 3 vol., Genève, 1751, la division de l'Esprit des lois en six parties. Sur l'intérêt de cette division, v. sup. l'Introduction, § 1.

2. V. la Défense de l'Esprit des lois, première partie, première objection. « L'auteur a eu en vue d'attaquer le système de Hobbes, système terrible, qui, faisant dépendre toutes les vertus et tous les vices de l'établissement des lois que les hommes se sont faites, et voulant prouver que les humains naissent tous en état de guerre, et que la première loi naturelle est la guerre de tous contre tous, renverse, comme Spinosa, et toute religion et toute morale. »

3. La loi, dit Plutarque, est la reine de tous mortels et immortels. Au traité: Qu'il est requis qu'un prince soit savant. (M.) Mais Plutarque dit lui-même qu'il n'est ici que l'écho de Pindare.

a ses lois; le monde matériel a ses lois; les intelligences supérieures à l'homme ont leurs lois; les bêtes ont leurs lois; l'homme a ses lois.

Ceux qui ont dit qu'une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde, ont dit une grande absurdité; car quelle plus grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui auroit produit des êtres intelligents?

Il y a donc une raison primitive; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux1.

Dieu a du rapport avec l'univers, comme créateur et comme conservateur : les lois selon lesquelles il a créé sont celles selon lesquelles il conserve. Il agit selon ces règles, parce qu'il les connoît; il les connoît parce qu'il les a faites; il les a faites, parce qu'elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance.

Comme nous voyons que le monde, formé par le mouvement de la matière, et privé d'intelligence, subsiste toujours, il faut que ses mouvements aient des lois invariables; et, si l'on pouvait imaginer un autre monde que celui-ci, il auroit des règles constantes, ou il seroit détruit.

Ainsi la création, qui paroît être un acte arbitraire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées. Il seroit absurde de dire que le créateur, sans ces

1. Lettres persanes, LXXXIII.

2. C'est-à-dire continue de subsister.

3. Lettres persanes, XCVII.

4. « Il n'est question ici que des règles du mouvement que l'auteur dit avoir été établies par Dieu; elles sont invariables, ces règles, et toute la physique le dit avec lui; elles sont invariables, parce que Dieu a voulu qu'elles fussent telles et qu'il a voulu conserver le monde. » Défense de l'Esprit des lois, première partie, troisième objection.

règles, pourroit gouverner le monde, puisque le monde ne subsisteroit pas sans elles.

Ces règles sont un rapport constamment établi. Entre un corps mû et un autre corps mû, c'est suivant les rapports de la masse et de la vitesse que tous les mouvements sont reçus, augmentés, diminués, perdus; chaque diversité est uniformité, chaque changement est constance.

Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu'il ont faites; mais ils en ont aussi qu'il n'ont pas faites. Avant qu'il y eût des êtres intelligents, ils étoient possibles; ils avoient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu'il y eût des lois faites, il y avoit des rapports de justice possibles. Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étoient pas égaux1.

Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme, par exemple, que supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il seroit juste de se conformer à leurs lois; que, s'il y avoit des êtres intelligents qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre être, ils devroient en avoir de la reconnoissance; que, si un être intelligent avoit créé un être intelligent, le créé devroit rester dans la dépendance qu'il a eue dès son origine; qu'un être intelligent, qui a fait du mal à un être intelligent, mérite de recevoir le même mal', et ainsi du reste.

Mais il s'en faut bien que le monde intelligent soit

1. Ce raisonnement bien développé est très-bon pour réfuter Carnéades et ceux qui soutiennent qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qui est déclaré tel par les lois positives. (LUZAC.)

2. C'est-à-dire qui leur donne un caractère légal.

3 Inf., VI, XIX.

aussi bien gouverné que le monde physique'. Car, quoique celui-là ait aussi des lois qui, par leur nature, sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est que les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l'erreur; et, d'un autre côté, il est de leur nature qu'ils agissent par eux-mêmes. Ils ne suivent donc pas constamment leurs lois primitives; et celles même qu'ils se donnent, ils ne les suivent pas toujours.

On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les lois générales du mouvement, ou par une motion particulière. Quoi qu'il en soit, elles n'ont point avec Dieu de rapport plus intime que le reste du monde matériel; et le sentiment ne leur sert que dans le rapport qu'elles ont entre elles, ou avec d'autres êtres particuliers, ou avec ellesmêmes.

Par l'attrait du plaisir, elles conservent leur être particulier; et, par le même attrait, elles conservent leur espèce. Elles ont des lois naturelles, parce qu'elles sont unies par le sentiment; elles n'ont point de lois positives, parce qu'elles ne sont point unies par la connoissance. Elles ne suivent pourtant pas invariablement leurs lois naturelles les plantes, en qui nous ne remarquons ni connoissance ni sentiment, les suivent mieux.

Les bêtes n'ont point les suprêmes avantages que nous avons; elles en ont que nous n'avons pas. Elles n'ont point nos espérances, mais elles n'ont pas nos craintes; elles subissent comme nous la mort, mais c'est sans la

1. Le monde de la liberté est gouverné autrement que le monde physique, mais n'est-ce pas notre ignorance qui nous fait croire qu'il est moins bien gouverné?

connoître; la plupart même se conservent mieux que nous, et ne font pas un aussi mauvais usage de leurs passions.

L'homme, comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables. Comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies1, et change celles qu'il établit lui-même. Il faut qu'il se conduise; et cependant il est un être borné; il est sujet à l'ignorance et à l'erreur, comme toutes les intelligences finies; les foibles connoissances qu'il a, il les perd encore comme créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être pouvoit, à tous les instants, oublier son créateur; Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion2. Un tel être pouvoit, à tous les instants, s'oublier lui-même; les philosophes l'ont averti par les lois de la morale. Fait pour vivre dans la société, il y pouvoit oublier les autres; les législateurs l'ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles.

1. Inf., XXVI, XIV.

2. Défense de l'Esprit des lois, première partie, II, septième et huitième objections.

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