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En silence, et très-émús, nous quittâmes le rivage, où nous laissions la moitié de nousmêmes; Fritz ramait fortement, et je le se condais autant que possible, placé sur le derrière, avec une seconde rame qui me servait aussi de gouvernail. Quand nous fùmes à une grande distance de la terre, environ au milieu de la baie, je remarquai qu'outre l'ou» verture par où nous avions passé la première fois, elle en avait une seconde, par laquelle le ruisseau, qui s'y jetait non loin de là, for mait un courant très-avant dans la mer.

Profiter de ce courant pour ménager nos forces, fut ma première pensée et mon promier soin; tout mauvais pilote que j'étais, je réussis pourtant à entrer dans ce courant, qui nous entraîna doucement, et nous porta jusqu'aux trois quarts du trajet qu'il y avait à faire pour arriver au vaisseau; nous n'avions d'autre peine que de tenir le bateau dans une direction droite, jusqu'à ce qu'enfin la dimi nution graduelle du courant nous obligeât d'avoir de nouveau recours aux rames; mais nos bras étaient reposés, et s'en acquittèrent bien; nous entrâmes dans l'ouverture du vaisseau brisé, et nous y attachâmes notre petit bâti

ment.

A peine fûmes-nous sortis de nos cuves, que Fritz, avec son petit singe sur le bras, le porta sur le tillae, où étaient toutes les bêtes; je le suivis promptement, et je me réjouis de sa noble impatience de porter du secours à ces pauvres créatures. Oh! comme ces animaux abandonnés nous saluèrent par les cris naturels à chaque espèce! Ce n'était pas autant le besoin de nourriture, que le désir de voir des hommes, qui leur fit manifester ainsi leur joie, car ils avaient encore dans leurs auges du fourrage et de la boisson. Le singe fut d'abord placé au pis d'une chèvre, et le suça avec un plaisir et des grimaces qui nous amusèrent beaucoup. Nous allâmes ensuite rafraichir, autant qu'il nous fut possible, l'eau et la nourriture des bestiaux, pour ne pas être interrompus dans nos autres fonctions : nous ne négligeâmes pas non plus de nous reconforter par un bon repas.

Pendant que nous dînions avec appétit, je délibérai, avec mon fils, par où nous devions commencer; à ma grande surprise, son avis fut d'arranger d'abord une voile à notre bateau. «Mais, au nom du ciel, lui dis-je, es-tu fou? comment cela te paraît-il si important dans ce moment ? Nous avons tant d'autres

choses plus nécessaires! nous penserons à celle-là à loisir, d'autant plus qu'elle nous prendra beaucoup de temps. » J'avais à cœur de pouvoir revenir le même soir auprès de ma famille.

«Vous avez raison, dit Fritz, mais il faut que je vous avoue que j'ai bien de la peine à ramer, quoique je n'aie pas épargné mes forces; j'ai remarqué que le vent me soufflait fortement au visage, et malgré cela le courant nous portait en avant; au retour, il ne nous aidera plus je pensais que le vent pourrait y suppléer. Notre bâtiment sera trop pesant quand nous l'aurons chargé de tout ce que nous trouverons d'utile, et je crains de n'avoir pas assez de force pour l'amener à terre; une voile nous aiderait beaucoup.

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Ha, ha! M. Fritz, voilà le fin mot; tu veux t'épargner un peu de peine : au reste, tu as raison; et je remercie mon conseiller privé de son avis; il vaut mieux bien charger notre bâtiment, et ne pas courir le risque d'être submergés, ou obligés de jeter notre charge à la mer. Allons, à l'ouvrage; si ta voile doit t'épargner du travail sur le bateau, elle t'en donnera à présent; va chercher tout ce qu'il faut.»> Je lui aidai à porter une perche

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assez forte pour servir de mât, et une plus mince pour y attacher la voile ; je chargeai Fritz de faire, avec un ciseau, dans une planche une ouverture assez grande pour y faire entrer le bout du mât. J'allai dans la chambre à voile; je coupai, d'un grand rouleau de toile, une voile triangulaire, j'y mis des cordes en y faisant des trous; je pris ensuite un moufle (1) pour l'attacher au haut du mât, et pouvoir hausser et baisser la voile à volonté, et je fus rejoindre mon Fritz, qui travaillait avec zèle. Dès que son ouvrage fut achevé, nous posâmes la planche percée sur la quatrième de nos cuves, où elle fut bien affermie; le moufle fut suspendu à un anneau à la pointe du mât, la corde attachée à l'angle le plus long de la voile y fut passée, et enfin le mât fut planté dans l'ouverture de la planche jusqu'au fond de la cuye, puis affermi avec des coins de bois et des pièces écrouées sur la planche et contre le mât. Ma voile formait un triangle rectangle, dont un côté

(1) Un moufle est une machine qui consiste dans un assemblage de plusieurs poulies. On s'en sert pour élever des poids énormes, et pour lever ou baisser les voiles des vaisseaux.

touchait le mât et y fut attaché; le côté le moins long fut aussi attaché avec des ficelles à une perche qui, depuis le mât, avançait hors du bateau, et dont un des bouts était fixé au mât, et l'autre, et l'autre, au moyen d'une corde, au gouvernail; en sorte que je pouvais de ma place diriger la voile, ou l'abandonner tout-à-fait. Sur l'avant et sur l'arrière - banc du petit bâtiment, nous fîmes des trous avec un gros perçoir pour l'attacher, et pouvoir ainsi l'employer des deux côtés, sans être obligés de tourner tout le bateau.

Pendant que j'étais ainsi occupé, Fritz, avec une bonne lunette d'approche, observait la terre; ce que nous avions déjà fait plusieurs fois il m'apporta la bonne nouvelle que tout y était en ordre; il avait distingué sa mère marchant tranquillement : il m'apporta ensuite une petite flamme ou pavillon, qu'il me conjura d'attacher au haut du mât, et qui lui fit presque autant de plaisir que la voile. Il donna à notre équipage le nom de la Délivrance, et ne l'appela plus que le petit vaisseau. Cette vanité, dans notre misère, me fit rire, et me montra de nouveau un trait caractéristique du genre humain;

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