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moi-même je pris grand plaisir à voir ce pavillon flottant dans l'air, et le bon aspect de mon bâtiment.

« Cher papa, me dit Fritz en m'embrassant, à présent que vous m'avez délivré du banc de rameur, il faut aussi avoir soin de vous, et vous faire un bon gouvernail pour pouvoir diriger le vaisseau plus facilement et plus sûrement. Cette pensée, lui dis-je, serait très-bonne; mais je ne voudrais pas perdre l'avantage de pouvoir avancer et reculer sans être obligé de tourner le bateau; je vais diriger nos rames de manière à pouvoir les remuer en avant et en arrière, pour que nous puissions ramer ensemble, et doubler ainsi de force. » Nous fîmes les préparatifs nécessaires; aux deux bouts du bateau nous arrangeâmes des appuis pour les rames, qui nous épargnèrent beaucoup de peine.

Durant ces travaux le jour avançait, et je vis bien que nous serions obligés de passer la nuit dans nos cuves, n'ayant encore rien fait sur le vaisseau, Nous avions promis à nos amis de planter un pavillon si nous devions rester jusqu'au lendemain sur le vaisseau; il se trouvait tout prêt, et celui du bateau suffisait. Nous employâmes le reste du jour à ôter

des cuves le leste de pierres et à mettre en place des choses utiles, des clous et des ustensiles, des étoffes, etc. Nous pillâmes le vaisseau comme des Vandales, et nous remplîmes notre bateau à souhait dans l'apparence de notre entière solitude, nous dirigeâmes notre attention principale sur la poudre et le plomb, pour avoir aussi long-temps que possible des moyens de classe et de défense contre les bêtes sauvages; les outils de toute espèce de métiers, dont il y avait une quantité, me parurent aussi indispensables. Notre vaisseau était destiné à l'établissement d'une colonie dans la mer du Sud, et renfermait une foule de choses qui ne se trouvent pas dans les chargemens ordinaires. On avait emmené et conservé autant de bétail d'Europe qu'il avait été possible; mais les bœufs et les chevaux n'avaient pu supporter ce long trajet sur mér, et on avait été obligé de tuer ceux qui n'étaient pas crevés.

Dans la quantité de choses utiles dont les magasins étaient remplis, j'eus de la peine à faire un bon choix, et je regrettais tout ce que j'étais forcé de laisser; mais Fritz méditait déjà un second voyage. En attendant, nous n'eûmes garde, cette fois, d'oublier des

couteaux de table, fourchettes, cuillères, us-tensiles de cuisine. Dans la chambre du capitaine se trouvèrent quelques services d'argent, des assiettes, des plats de bel étain, et une petite caisse remplie de bouteilles de différentes sortes de bons vins : tout cela fut embarqué. Dans la cuisine nous nous pourvûmes de grilles, de chaudières, poêles, rôtissoires, pots, etc. Enfin, je fis une caisse des provisions de bouche destinées aux officiers: jambons de Westphalie, saucissons de Boulogne, etc., etc.; et je n'eus garde d'oublier quelques petits sacs de maïs, de blé, d'autres semences, et de quelques patates ou pommesde-terre. Nous embarquâmes aussi ce que nous pûmes d'instrumens aratoires, pelles, fossoires, hoyaux. Fritz me rappela combien notre couche sur la terre était dure et froide, et me fit augmenter notre charge de quelques hamacs (1) et de couvertures de laine. Comme il ne trouvait jamais assez d'armes, il apporta encore une charge de fusils, de sabres et de couteaux de chasse. Pour conclusion, j'embarquai encore un baril de poudre et une

(1) Hamacs: lits de vaisseau, qui sont suspendus par des cordes pour ne pas être renversés par le mouvement du navire.

quantité de cordages, un gros rouleau de toile à voiles et de ficelle : le vaisseau nous parut si délabré et si chancelant, que la moindre petite tempête devait le détruire de fond en comble; il était donc bien incertain qu'on pût y revenir.

Ainsi notre bateau fut chargé jusqu'au haut des cuves; il ne resta de libre que nos deux places de rameurs dans la première et la dernière; et il s'était si enfoncé dans l'eau, que si la mer eût été moins calme, nous aurions été obligés de le décharger : cependant nous mîmes les corsets de liége, en cas d'événement malheureux.

On peut facilement comprendre que le reste de la journée avait été employé par ce travail; la nuit survint tout-à-coup, et il ne fut plus possible de penser à retourner. Un beau et grand feu sur le rivage nous prouva bientôt le bien-être des nôtres, et nous envoya leur bonsoir : nous le leur rendîmes par quatre lanternes allumées et attachées à notre mât. Deux coups de feu, suivant notre accord, nous dirent qu'on avait reconnu et compris notre signal. Après une prière cordiale pour nos chers insulaires, et non sans soucis pour leur nuit, nous allâmes chercher

un peu de repos dans nos cuves où nous n'étions pas voluptueusement couchés, mais cependant plus en sûreté que sur le vaisseau, et plus à portée de garder notre chargement. Au moindre craquement du vaisseau, nous pouvions couper la corde et gagner le large. Notre nuit fut, grâce à Dieu, assez tranquille. Mon jeune Fritz dormait comme dans son lit: mais, malgré ma fatigue, je ne pouvais fermer les yeux, toujours attachés sur le rivage, pensant à la visite nocturne des chakals, qui auraient pu pénétrer dans la tente; mais j'espérais que les braves chiens feraient leur devoir, et je bénis le ciel de nous avoir donné cette bonne garde.

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