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CHAPITRE VI.

Troupeau à la nage.

De grand matin, quoiqu'il fit à peine assez clair pour voir la côte, j'étais déjà sur le tillac du vaisseau, dirigeant ma lorgnette vers la tente qui renfermait mes bien-aimés. Fritz prépara promptement un déjeuner nourrissant de biscuit et de jambon; il fut ensuite dans la cabine du capitaine chercher le grand télescope. Pendant ce temps-là, le jour s'était tout-à-fait levé, et nous pûmes distinguer, au travers du tube, ma femme qui sortait de la tente, et qui nous paraissait regarder attentivement du côté du vaisseau : nous fîmes aussitôt voler en l'air un pavillon planté sur le rivage. Mon cœur fut soulagé d'un grand poids lorsque j'eus la certitude que tout mon monde se portait bien, et qu'il avait passé la nuit sans danger. «Fritz, dis-je à mon fils, je pensais ce matin qu'il me serait impossible de rester un moment de plus sur le vaisseau, tant j'étais impatient de savoir ce qui se passait

dans l'ile; mais j'ai vu ta mère, je sais que toute la famille se porte bien, ma compassion se réveille pour les pauvres créatures qui, sur les débris du navire, sont en danger chaque jour de perdre la vie. Je ne sais ce que je donnerais pour pouvoir au moins en sauver quelques-unes, et les avoir avec nous dans l'île.

FRITZ. Ne pouvons-nous pas, mon père, bâtir un radeau, les mettre toutes dessus, et les conduire au rivage?

LE PÈRE. Mais pense, mon fils, à la difficulté de cette construction, et à celle, bien plus grande encore, de porter une vache, un âne, une truie prête à mettre bas, sur un radeau, et de les obliger à y rester tranquilles: les brebis et les chèvres seraient peut-être plus accommodantes et plus aisées à transporter; mais, pour les gros animaux, je t'avoue que je m'y perds. Cherche, imagine, invente; ta jeune tête réussira peut-être mieux que ma vieille cervelle.

FRITZ. Mon avis serait, à notre départ, de jeter sans façon le cochon dans la mer; sa graisse et son large ventre le soutiendront sur l'eau, et nous pourrons, avec une corde, le traîner après nous.

LE PÈRE. Bonne et forte idée, mais qui ne peut s'appliquer qu'au cochon; et je t'avoue que toutes les autres bêtes me tiennent beaucoup plus au cœur que celle-là.

FRITZ. Eh bien, mon père, mettons à tout ce peuple des corsets de liége sous le ventre: alors ils nageront comme des poissons, et nous les conduirons de notre bateau.

LE PÈRE. Oui, oui, cher Fritz; oui, tu as bien raison: c'est excellent, excellent! allons, vite à l'épreuve. »

Nous nous levâmes promptement, et nous attachâmes un corset de liége à un agneau, que nous jetâmes ensuite à la mer. Plein de crainte, d'espérance et de curiosité, je suivis des yeux le pauvre animal : l'eau le couvrit d'abord avec bruit, et parut vouloir l'engloutir, mais bientôt il reparut effrayé, secouant la tête, agitant les pieds l'un après l'autre ; et il commença à nager si joliment, que nous prenions grand plaisir à le voir. Enfin, fatigué, il laissa pendre ses pieds sans faire aucun mouvement ni aucune résistance à l'eau, qui le portait et le soutenait à merveille. «Victoire! m'écriai-je en embrassant mon fils; nos utiles animaux sont à nous je vais préparer les grands; tâche de sauver ce pauvre petit. » Fritz

voulait sans balancer se jeter à l'eau, pour nager après l'agneau, qui flottait toujours doucement. J'arrêtai mon fils, et je lui mis aussi un corset dé liége, après quoi je le laissai aller. Il prit une corde à noeud coulant, la jeta sur la tête de l'agneau lorsqu'il fut à sa portée, et le traîna en nageant jusqu'à l'ouverture du vaisseau, où nous mîmes la bête à sec, à sa grande satisfaction.

Alors nous allâmes chercher quatre tonnes parmi celles où l'eau douce était renfermée; nous les vidâmes, puis je les refermai avec soin; je les liai ensuite par une grande pièce de toile à voiles, dont je clouai les deux bouts sur chacune; je clouai dessus, dans leur longueur, une forte, toile de voile; cette toile était destinée à coucher la vache et l'âne dessus, de manière que les tonnes se trouveraient des deux côtés, et les soutiendraient en équilibre sur l'eau. Quand les bêtes furent placées sur la toile, où elles montèrent facilement, elle enfonça par leur poids; les tonnes se trouvèrent au niveau de leur dos; l'espace vide fut partout rempli de foin et de paille, pour qu'aucune pression ne pût les blesser : toute cette machine fut attachée à une courroie sur la poitrine de l'animal, pour qu'elle ne

pût glisser en arrière; ainsi, en moins d'une heure, la vache et l'âne furent prêts à nager. Ce fut ensuite le tour du petit bétail; le cochon fut celui qui nous donna le plus de peine : nous fumes obligés de le museler pour l'empêcher de mordre, et nous lui attachâmes alors une grande pièce de liége sous le ventre. Les chèvres et les brebis furent plus dociles ainsi nous réunîmes heureusement le troupeau sur le tillac, tous les animaux prêts au départ; nous attachâmes une corde aux cornes ou au cou de chacun, et à l'autre bout de la corde un morceau de bois, comme celui avec lequel on marque les filets pour pouvoir les prendre dans l'eau, et attirer l'animal. Nous arrachâmes encore quelques pièces de la paroi du vaisseau qui était fracassée, afin d'élargir l'ouverture par laquelle nous étions entrés et devions encore ressortir avec notre troupeau, après l'avoir jeté à la mer. Nous commençâmes notre essai par l'âne, que nous conduisîmes aussi près que possible du bord; nous lui donnâmes une bonne bourrade; il tomba dans l'eau, et disparut un moment en s'enfonçant; mais bientôt on le vit remonter et nager entre ses deux tonnes avec une grâce qui lui valut nos applaudissemens. Vint alors

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